« Barcarolle pour une citadelle » d’Anne Delassus
Titre très musical et très évocateur que celui choisi par Anne Delassus pour son exposition de photographies au Musée de Bastia. Une trentaine de vue de la citadelle, lieu emblématique de la ville. Des images de toute beauté et de toute sensibilité.
Un parcours dans l’épure du noir et blanc. Des détails en valeur. En exergue. Une mer resplendissante de soleil ou réverbérant des éclats de lune. Lumière de la nuit sculptant un cèdre. Dentelle végétale scintillant en contre-jour. Superbe d’un lustre de cathédrale. Bouille d’ange aux joues rondes d’innocence. Plongée dans les couloirs de clair-obscur au cœur des remparts. Le sacré restitué. Le profane invoqué. Chjami è rispondi d’intérieurs et d’extérieurs. Le Palais des Gouverneurs en ses entrailles. La citadelle en haut de son promontoire marin grand ouvert sur le large, sur des marées de nuages, sur des limpides azurs. Les doigts du divin sur le site. En bénédiction ? En onction ? Célébration d’un accord parfait du ciel, de la terre, de cette plaine liquide chère à Homère. Sur ces photographies nulle silhouette d’homme… Et pourtant ces images résonnent d’une présence humaine. Domine le minéral. La pierre. Mais une pierre. Mais un minéral taillé, façonné par la main dans son humaine condition. Douleur incommensurable du Christ Roi de l’oratoire de Sainte Croix. Calice rayonnant dans l’humble obscurité d’une chapelle, révélant une foi non réductible à de confortables croyances de convenances. Plafond d’arabesques subtiles dans une déclinaison de blancheur. La photographe revisite un chapitre de l’histoire du haut quartier bastiais. On est conquis. Ému. Anne Delassus vient en Corse depuis trente ans. Photographe de presse durant de nombreuses années à « Marie Claire », « Télérama », « Le Monde », « Libération » on a déjà pu découvrir sur l’île ses visages poignants de femmes kurdes qui donnent à voir un pays rude aux montagnes austères. Pour le Musée de la Corse a Corte on lui doit un travail photographique sur l’abattage traditionnel du porc d’une violence sidérante et perturbante tant cet animal peut paraître proche de nous, bipèdes dotés, dit-on d’âme et de raison. « Barcarolle pour une citadelle » et l’exposition sur les peintures napolitaines, deux prétextes – mais est-ce nécessaire ? – pour un détour au Musée de Bastia.
Michèle Acquaviva-Pache
« Entre réel et imaginaire il faut toujours établir un accord raccord. »
Anne Delassus
Poétique, lyrique, serein… tourmenté, quel mot qualifie le mieux votre travail sur la citadelle ?
Un peu tous ces qualificatifs. Sérénité, lyrisme, poésie sont des chemins sur lesquels je cherche… Tourment, c’est en moi, mais ça peut être plein de richesse.
Comment avez-vous élaboré cette exposition ?
Les premières vues ne me satisfaisaient pas. Sur la rampe donnant sur le Vieux Port les choses ont commencé par aller mieux. Enfin le déclic s’est produit lors d’une balade, la nuit, au clair de lune. Certaines images j’ai dû les chercher patiemment. Ainsi à la chapelle Sainte Croix où je suis revenue plusieurs fois pour faire plusieurs essais. En fait je suis en quête d’une rencontre avec ce que je photographie. Je ne fonctionne pas à l’inspiration subite mais à l’attention minutieuse… Dans mon travail je peux dire qu’il y a de l’errance.
Avez-vous besoin d’être très réceptive ?
A force d’avoir l’œil dans le viseur j’attends d’être en communion avec le sujet tout en bougeant beaucoup mon corps et en faisant bouger les perspectives, les lignes d’horizon… Je veux un état entre équilibre et déséquilibre pour refléter dans ce qui est montré un écho de mon espace intérieur.
Pourquoi ce choix du noir et blanc ?
J’aime la couleur mais en photographie elle ne fait pas naître mon émotion ! Dans la presse j’ai beaucoup lutté pour faire prévaloir le noir et blanc dans mon travail… Au fil du temps j’ai de plus en plus tendance à me tourner vers quelque chose qui est douceur et subtilité des gris.
Pour quelles raisons préférez-vous l’argentique au numérique ?
Avec l’argentique je trouve le résultat moins figé, d’où un résultat bien différent de celui observé avec le numérique ! Je n’ai utilisé celui-ci que pour des images prises dans la chapelle du musée car je pouvais plus facilement jouer sur une déclinaison de blanc, et surtout pour juxtaposer ces photos il y avait moins de risques de décollement qu’avec l’argentique.
Vous nous donner à voir la citadelle comme on ne la voit pas d’ordinaire. Quelle est votre approche du réel ?
Je suis très attachée au réel. A la réalité. Je m’en approche pour m’en éloigner et c’est dans cette tension constante que s’opèrent mes prises de vue. J’ai besoin du réel et de l’imaginaire. J’ai besoin aussi de montrer mon travail.
La part de l’imaginaire ?
C’est dans les fissures du réel que surgissent les échappées de l’imaginaire. Mais le réel me permet de toucher une dimension qui apporte ouverture et poésie. Entre réel et imaginaire il faut toujours établir un accord raccord.
Dans « Barcarolle pour un citadelle » il n’y a pas traces du vivant et pourtant on sent une prégnante présence humaine. Comment expliquer ce phénomène ?
La photographie traduit pour moi le besoin de l’Autre, le besoin de la rencontre, celle des gens, mais également celle du minéral. Dans cette exposition, le vivant est suggéré dans le mélange de fragments plus descriptifs, plus situés, et d’autres qui le sont moins ; par la combinaison d’éléments intérieurs et extérieurs.
Qu’est-ce qui vous attirait dans la photo de presse ?
J’aimais la commande avec son aspect gageure à relever. Avec la discipline que ça comportait. C’était également un moyen de montrer que j’étais membre d’une société… Roumanie, Algérie, Kurdistan, Afghanistan, Europe centrale ou portraits, les sujets que je traitais m’intéressaient énormément, et me sortaient de ma coquille.
Que représente la Corse pour vous ?
Une terre d’élection puisque je l’ai choisi en tant que photographe. Une terre de paradoxe car lumineuse et enténébrée. Une terre austère, pleine de mystère, et qui ne s’offre pas !
Propos recueillis par M.A-P