LE PRIMITIF ÉTAIT PRESQUE PARFAIT…
On aurait tort de penser que le faux est une invention moderne. Il existe depuis que l’art et l’argent marchent de connivence, autant dire depuis fort longtemps… Dès l’Antiquité, des chefs-d’œuvre de l’art grec sont copiés pour être vendus comme originaux aux patriciens romains. Les historiens médiévistes qui travaillent sur le commerce des reliques ont beaucoup à dire sur le sujet.
Michel-Ange lui-même n’a-t-il pas fait preuve d’un grand talent de faussaire, en sculptant un Cupidon endormi qu’il fit passer pour un antique auprès du cardinal de San Giorgio après l’avoir patiné et enterré ? Cette célèbre anecdote, racontée par l’historien Vasari, « fit tellement pour la réputation de Michel-Ange qu’il fut aussitôt emmené à Rome ». Certes, l’artiste avait réalisé une fausse sculpture romaine, mais qui n’en demeurait pas moins un vrai Michel- Ange. À cet épisode bien connu des historiens, ajoutons les contrefaçons de Terenzio d’Urbino qui imite Raphaël ou, dans une période plus récente, de Mengs qui crée de fausses peintures antiques au XVIIIe siècle, pour ne citer que quelques exemples. Vers le milieu du XIXe siècle, face à une demande croissante de Primitifs italiens, le phénomène des falsifications explose au point de déstabiliser le marché de l’art L’engouement progressif pour cette peinture redécouverte depuis peu n’explique pas à lui seul ces débordements : ce facteur se conjugue avec celui de la constitution des grandes collections américaines à la fin du siècle. Le lien privilégié en sera le marchand qui assure sa fortune grâce une simple observation : l’Italie regorge d’œuvres d’art (vraies et fausses) et il y a beaucoup d’argent en Amérique… Il ne restait plus qu’à persuader ces nouvelles fortunes d’outre- Atlantique que l’art était supérieur à l’argent, ce que s’employa à faire avec génie l’un des marchands les plus connus, Lord Duveen. Dans la péninsule aussi, le marché s’organise. Parmi les plus célèbres antiquaires de la fin du XIXe siècle en Italie, citons Elia Volpi (1858-1938) et Stefano Bardini, qui fut également peintre (1836-1922). Le nom de Volpi reste lié à un grand scandale qui éclate en 1928 lorsque l’on découvre aux États-Unis de fausses sculptures vendues sous les noms les plus prestigieux de la Renaissance italienne, mais exécutées en réalité par Alceo Dossena (1878-1937), un artiste prodigieusement doué autant dans l’imitation des œuvres antiques que médiévales. Cette habileté technique caractérise aussi les contrefaçons des peintres dans une Italie restée fidèle à sa tradition d’artisanat. Ce n’est pas un hasard si les faussaires les plus talentueux se sont formés dans le milieu des écoles d’art et de métiers de Florence et de Sienne et nombre d’entre eux étaient d’abord restaurateurs. Une vingtaine de tableaux illustre cette section de l’exposition qui s’ouvre chronologiquement sur un faux Saint François de Margaritone d’Arezzo (Zurich, Kunsthaus), une copie scrupuleuse d’après le tableau de la Pinacothèque de Sienne, qui avait berné le plus éminent expert Bernard Berenson. Les œuvres du Trecento de Simone Martini, Pietro Lorenzetti, Orcagna constituent autant de sources d’inspiration pour les faussaires qui en exécutent des copies plus ou moins fidèles ou qui réalisent d’habiles assemblages à partir d’éléments puisés de manière hétéroclite dans un vaste répertoire pictural. Ainsi, Un portrait de femme en buste que le faussaire tente de faire passer pour un Pietro Lorenzetti intègre deux motifs : la figure féminine est reprise de la Sainte Thècle d’Assise, qui est ici laïcisée alors que le dessin du paysage renvoie à la Montée au Calvaire de la même église. Cette oeuvre a été donnée en 1938 au musée d’Art et d’Histoire de Genève par Jacob-Adolphe Holzer (1858-1938), un artiste et amateur de peinture, qui achète en toute bonne foi un ensemble de Primitifs italiens (dont certains sont présentés dans cette exposition), qui se révèleront être des faux. À côté de ces « fonds d’or » copiés ou réinventés, les faussaires revisitent aussi les classiques de la Renaissance, Fra Angelico, Benozzo Gozzoli, Botticelli ou Domenico Ghirlandaio, avec une prédilection pour le portrait, un choix assez convenu, émanant de cette bourgeoisie qui s’identifiait à la société florentine de la Renaissance et entendait montrer qu’elle avait du goût. Un raisonnement assez logique inviterait à penser que les faussaires agissent dans l’ombre et qu’ils restent par conséquent voués à l’anonymat. Certains ont été pourtant clairement identifiés (Umberto Giunti, Bruno Marzi) grâce aux recherches des historiens d’art. Le cas d’Icilio Federico Joni est un peu différent : il sort du bois en se définissant lui même non pas comme un falsificateur, mais comme un « peintre de tableaux anciens »(!)moires, publiés en 1932, dessinent les contours d’un personnage fantasque, qui aime se mettre en scène en troubadour, peintre médiéval, ou se faire portraiturer au volant de son automobile, sans doute l’une des premières à Sienne. Deux des plus grands historiens d’art contemporains fréquentent son atelier : Bernard Berenson et Frederick Mason Perkins, qu’il égratigne dans des portraits ironiques et peu flatteurs. Les falsifications de Joni semblent d’autant plus crédibles que le peintre maîtrise bien les techniques anciennes et utilise fréquemment des supports de bois anciens. De sa bottega siennoise, sortent de nombreuses biccherne, ces reliures de bois peintes qui recouvraient les livres de comptes des XIVe et XVe siècles (les vrais sont à l’Archivio di Stato de la ville), surtout destinés aux bibliophiles. L’un de ses élèves, que l’on connaissait autrefois sous le nom de convention du Falsario in calcinaccio (Faussaire sur plâtre), a été identifié récemment comme étant Umberto Giunti (1886-1970). Formé par Joni à l’Accademia delle Belli Arti de Sienne, il se fait une spécialité de ces fragments de fresques réalisés sur un gesso (d’où son surnom), donnant l’illusion d’avoir été arrachés à des cycles de peintures murales de la Renaissance. Sa tâche était amplement facilitée par les grandes campagnes photographiques menées par Alinari et Brogi dans les églises toscanes, sur les cycles de fresques de Ghirlandaio ou Gozzoli. Le fragment figurant Trois portraits (Paris, musée des Arts décoratifs) est caractéristique de son style ; comme le Portrait d’homme peint sur un bois ancien qui entend restituer la facture d’Antonello da Messina (Sienne, Società di Esecutori di Pie Disposizioni), montrant la grande capacité du faussaire à assimiler les modes de la Renaissance. On l’aura compris, le faux, longtemps sujet tabou, devient depuis quelques années objet d’intérêt et d’études passionnantes. En témoignent aussi les dossiers de laboratoire présentés autour des cas les plus intéressants de cette exposition grâce à une collaboration avec le Centre de Recherches et de Restauration des Musées de France à Paris et le Centre Inter-régional de Conservation et de Restauration du Patrimoine de Marseille.
M-P.M-N