L’écrivain et grand reporter Jérôme Camilly s’est attelé dans son dernier ouvrage à un sujet difficile, parfois encore tabou au sein de la société insulaire : la grande précarité. Il est allé à la rencontre de ces hommes et de ces femmes qui vivent dans la rue et qui n’ont pas la parole. Cet ouvrage met des mots sur leur souffrance et sur une situation qui, aujourd’hui, empire. Grâce aux illustrations édifiantes de Laurie, le lecteur appréhende encore plus ce monde de souffrance, de douleur : un monde qui existe en Corse et que souvent l’on ne veut pas voir. Notre culture insulaire, pourtant, a su évoquer les temps, pas si anciens, de disette, de misère avec des expressions comme « cantà u Lazarone » qu’il est inutile de traduire. Dans les sociétés précaires et frustes d’autrefois « i pedi ùn avanzavanu da u lettu à nimu » ! En est-il différemment, aujourd’hui, avec 25% de la population insulaire (un record régional français) sous le seuil de pauvreté ? Puisse ce livre nous faire relativiser les statuts des uns et des autres et repenser les solidarités (aiuti) traditionnelles pour notre population insulaire aussi largement précarisée face aux duretés du monde du XXIe siècle. Jérôme Camilly a accepté de répondre à nos questions et nous dévoiler son travail d’enquête.
Comment vous est venue l’idée d’un ouvrage sur une question aussi sensible ?
Il y a une dizaine d’années, peut-être, un peu plus, avec d’autres journalistes, j’accompagnais, dans un hôpital parisien, le docteur Xavier Emmanuelli (créateur du SAMU social) dans sa visite quotidienne. Cet homme a un contact exceptionnel avec les autres, sa simplicité, son langage accessible à tous, en font un personnage crédible auprès des patients, des familles des patients, mais aussi auprès des politiques. Il y avait, dans un couloir de l’hôpital, un peu à l’écart, un homme abattu, dont j’ai demandé qui il était et comment il se nommait. Je me suis approché de lui et, à l’énoncé de son prénom, il a fondu en larmes et m’a avoué que c’était la première fois, depuis trois ans, que quelqu’un l’appelait par son prénom. Pour moi, cette rencontre a été un choc, ou plutôt, un révélateur. Je n’aurais jamais imaginé que l’on puisse, à ce point, perdre son identité et que l’on vous mette à l’écart pour la bonne ou la mauvaise raison que vous êtes SDF. Je vis à Ajaccio et, comme vous, j’ai, souvent, croisé des précaires accompagnés de leur chien, qui traînent leurs sacs en plastique dans lesquels ils entassent tout ce qu’ils possèdent. Ce qui se passe, en Corse, se passe, un peu partout, en Europe, et même au-delà de l’Europe. Pour reprendre un mot du docteur Emmanuelli : "La précarité est devant nous." Cette phrase-là mérite réflexion.
Aujourd’hui cette population évolue, on parle de nouveaux pauvres ?
Il y a des familles qui ne peuvent pas faire face à la flambée des prix, aux loyers exorbitants, au prix du gaz et de l’électricité, mais surtout, au chômage qui fait, de plus en plus, tache d’huile. Il existe des couples où l’homme et la femme sont sans emploi. Il y a aussi ceux qui sont contraints de faire, non pas un, mais deux petits boulots, pour s’habiller, pour se chauffer, pour survivre. Ces deux petits métiers, j’ai vu des gens les exercer, il y a quelques années de cela, dans les pays de l’Est... Auparavant, on disait : clochards ou indigents. Aujourd’hui, on dit précaires. Il y a là une connotation religieuse, parfaitement hypocrite. Le mot tente de dissimuler une situation que l’on voudrait passagère, mais personne ne parvient plus à maîtriser ce tsunami qui emporte les pauvres. Les nouveaux pauvres, ce sont ceux-là, marginaux d’une société qui ne parvient pas à leur attribuer un logement ou un travail. Un travail, pourtant inscrit dans la Constitution. Société, travail, constitution, ces trois mots peuvent-ils encore être associés ?
Quel est aujourd’hui le rôle des politiques face à cette question ?
Sans être exagérément solidaire de mes confrères journalistes, je dois reconnaître que la presse écrite, radio, télévisuelle, sert de courroie de transmission pour que le public ait davantage conscience de la situation de ces sans-domicile fixe. L’actualité, il est vrai, leur donne de quoi traiter le sujet et, dans le même temps, d’émouvoir, mais surtout, d’alerter. Sans être trop misérabiliste, il ne faut pas oublier que l’espérance de vie d’un SDF est de 44 ans. Quant aux politiques, pour lesquels il n’est pas question d’être complaisants, on ne peut pas dire qu’ils occultent le dossier de la précarité qui touche l’île, dans les villes, mais aussi dans les villages de l’intérieur. Comprenez-le bien, le sujet, pour eux, n’est pas vraiment populaire. Réfléchissez, ces SDF dérangent, ils polluent le paysage, ils encombrent nos rues avec leurs couvertures, leurs cartons et leurs chiens. La solution serait de créer des logements sociaux, mais il faut savoir que, pour le seul Ajaccio, il en manquerait un millier. Pour construire, il faudrait une volonté et une politique à l’échelle insulaire, une volonté qui associerait, toutes sensibilités existantes, des hommes et des femmes qui refusent la notion de misère, et qui, parallèlement, inventeraient des emplois, des emplois, même modestes, même "précaires", pour que ces femmes, pour que ces hommes se sentent moins exclus du monde des "gavés" qui est le nôtre.
Lisa D’Orazio