L’AUTONOMIE DANS TOUTE SA SPLENDEUR
Un panorama à couper le souffle : à l’Est les Dolomites, au Sud- Ouest la chaîne de l’Ortles, qui culmine à 3900 mètres, surplombant le fameux Stelvio et ses 2757 mètres (1), au Nord-Ouest les Alpes de Venosta où a été découvert « Ötzi », « l’homme des glaces », (voir encadré) une vue magnifique sur un paysage alpin à la fois sauvage et domestiqué par l’homme : nous marchons sur le sentier panoramique du Rittner Horn ( La Corne du Ritten), à 2.300 m, au-dessus de Bolzano ( Bozen), au coeur d’une région de 500 000 habitants appelée indifféremment « Südtirol » ou « Alto Adige », et dont l’histoire est quelque peu mouvementée. Aujourd’hui, le bilinguisme y est total, l’italien et l’allemand ont le même statut de langues officielles, comme en témoigne même le ticket du téléphérique qui nous emmène au sommet du Ritten.
Séparation du Nord et du Sud
Du Moyen-âge jusqu’en 1919 le Nord et le
Sud du Tyrol étaient unis. Les Comtes du
Tyrol avaient leur château ici, dans la partie
sud, au dessus de Meran(o). Le légendaire héros
des tyroliens, Andreas Hofer, est originaire,
lui, d’une vallée voisine. En 1809, il a tenu
tête, par trois fois, aux troupes napoléoniennes,
avant de s’incliner lors de la quatrième bataille
du Berg Isel (au-dessus d’Innsbruck, la
capitale de la partie nord) et d’être fusillé à
Mantoue l’année suivante. Puis arrive le
Premier conflit mondial. L’Empire des
Habsbourg, dont le Tyrol fait partie depuis 1363,
s’écroule. Le Traité de Saint-Germain officialise,
en 1919, l’écartèlement de l’Autriche-Hongrie
: l’Italie obtient que sa frontière avec l’Autriche
soit tracée sur la crête principale des Alpes et
récupère ainsi toute la partie du Tyrol qui est
située au sud du col du Brenner (passo del
Brennero). Commence alors pour la très
grande majorité germanophone de la population
un demi-siècle très dur à vivre :
Multilinguisme au lieu d’italianisation
D’abord, le gouvernement italien essaie
d’italianiser le pays. L’un des artisans de cette
italianisation du Tyrol du Sud est Ettore
Tolomei (1865-1952). Géographe, historien
et linguiste de formation, il a émis dès la fin
du XIXe siècle l’hypothèse que la frontière
entre l’Autriche et l’Italie devrait suivre la crête
des Alpes orientales et que la partie méridionale
du Tyrol devrait, par conséquent, être italienne,
faisant fi ainsi de la culture – très majoritairement germanophone – du pays. Pendant la Première
Guerre mondiale, il entreprend, pour le compte
du gouvernement italien, la traduction en
italien de noms de localités tyroliennes,
préparant ainsi les revendications italiennes
sur le Südtirol. Il semblerait, en effet, que la
conquête du Südtirol ait été l’une des conditions
pour l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés
des alliés. Fasciste et proche de Mussolini,
Tolomei exerce pleinement ses talents après
1919, quand l’italianisation du Südtriol –
fusionné avec la province du Trentino et
formant désormais la région de « Trentino –
Alto Adige » – devient une réalité. Les villes,
les rivières, les montagnes changent alors de
nom (Bozen devient Bolzano, Brixen
Bressanone, l’Eisack l’Isarco, le Rosengarten,
l’un des massifs emblématiques des Dolomites,
devient la Cima Catinaccio [ !]). Et même si,
dans une minorité de cas, Tolomei peut se baser
sur des racines latines, la plupart des nouveaux
noms ne sont basés que sur des raisonnements
pseudo-scientifiques. Dans les années 1920,
Tolomei pense même à italianiser les patronymes
germanophones, un dénommé « Gruber »
étant censé devenir un « Dalla Fossa ». C’était
aller trop loin. La communauté internationale,
sensible aux plaintes de la population tyrolienne,
a contraint le gouvernement de Rome à mettre
fin à cet excès de zèle. Notons que les fascistes
ont nommé Tolomei « Sénateur à vie » et
que le Roi Vittorio Emmanuele III l’a anobli
en 1938.
Mais si l’italianisation complète du Südtirol
a échoué et si la région est aujourd’hui un
modèle de bilinguisme (voire de trilinguisme
puisque dans les vallées des Dolomites le
ladin est également reconnu comme langue
officielle), c’est grâce à l’obstination de la
population tyrolienne du pays qui n’a jamais
renoncé à sa culture germanophone. Dès les
années vingt, mais surtout après 1945, elle a
mené une lutte âpre pour un statut d’autonomie
au sein de l’état italien, à défaut d’un retour
à l’Autriche. Il faudra des décennies de
négociations entre l’Italie et l’Autriche et
l’intervention de l’ONU, pour obtenir, en
1972, la rédaction du « Südtirolpaket », un train
de mesures pour l’élargissement de l’autonomie.
Vingt ans après, en 1992, la majeure partie
d’entre elles sera réalisée, l’Italie et l’Autriche
déclarent alors solennellement devant l’ONU
la fin de leur différend.
Autonomie et prospérité
Aujourd’hui, le Südtirol bénéficie effectivement
d’une large autonomie, notamment au titre de
la protection de la majorité germanophone de
la province (si elle représente environ les
deux tiers de la population, elle n’est
évidemment qu’une infime minorité au sein
de l’état italien). L’allemand et l’italien sont
les langues officielles à part égale et leur
enseignement est obligatoire. S’y ajoute le
ladin, reconnu et parlé par environ 30.000 personnes dans les vallées des Dolomites.
Ces langues sont parlées partout : dans la
rue, les commerces, à la télévision, jusque dans
le confessionnal. Le parlement et le
gouvernement de la « Province autonome »
ont de larges compétences dans tout ce qui
concerne les services publics, les services
sociaux, l’éducation, l’environnement, les
transports et le tourisme. Rome s’est engagé
à reverser intégralement à Bolzano tous les
impôts générés par les activités de la province.
Il n’y a plus que quelques irréductibles comme
les partisans d’Eva Klotz, la passionaria des
extrémistes germanophones, qui affichent
encore des panneaux où l’on lit : « Süd-
Tirol ist nicht Italien » (« Le Tyrol du Sud n’est
pas l’Italie »). Aujourd’hui, le Südtirol est une
opulente région où il fait bon vivre. Ses
atouts sont le tourisme, une agriculture et
une viticulture axées sur la qualité des produits,
une industrie de pointe dans des domaines très
précis comme celui de la construction de
remontées mécaniques. Son accueil aussi, à
l’image de celui, très chaleureux, que nous
ont réservé Barbara et Markus les propriétaires
de l’Hôtel Tann, un 4**** en altitude (1500
mètres) au coeur d’une forêt de pins dominant
Klobenstein/Collalbo, une localité de « Sopra
Bolzano » (Ober-Bozen). Après les
considérations historiques qui ont animé
notre promenade « panoramique », nous
dégustons à présent les spécialités d’une
cuisine qui unit à merveille les saveurs de l’Italie
à la richesse des mets autrichiens. Et de la
terrasse de l’hôtel nous contemplons les
Dolomites qui rosissent au soleil couchant. Tyrol
autrichien/ Tyrol italien … depuis quelques
années, la question semble moins aiguë,
moins dramatique que dans les années cinquante
du XXe siècle, même si, comme le dit un
Tyrolien du Sud vivant à Innsbruck, il faut
toujours se méfier des vieux démons. Après
l’entrée de l’Autriche dans la Communauté
européenne en 1994, les deux parties ont
installé un bureau commun à Bruxelles, et depuis
la signature des accords de Schengen en
1998, Tyroliens du Nord et Tyroliens du Sud
se réjouissent au moins de pouvoir franchir
le Brenner (longtemps considéré comme une
frontière injuste) sans être obligés d’exhiber
leur passeport.
Karl Zieger