En ces temps de questionnement sur la suppression du terme de « Mademoiselle », nous avons voulu apporter quelques mises en perspective préhistoriques à ces interrogations. De fait, il est assez singulier de noter que l’ancêtre attesté de l’humanité soit une femme, la « célèbre » Lucy. De même, en Corse, avec la dame d’Araguina-Sennola (Bonifacio), ancêtre des Corses. Quelle était donc la place de la femme corse dans la Préhistoire, son rôle, ses souffrances. Pour répondre à ces questions, nous avons interviewé, en compagnie de Déborah Isnard-Luciani, une jeune archéologue Leria Martinetti, docteur en préhistoire, spécialiste de la mise en valeur du patrimoine préhistorique, auteure d’un ouvrage intitulé « le guide » archéologique de la Corse, co-écrit avec Séverine Leconte-Tusoli.
Quelle était la place des femmes dans la société préhistorique ?
Traditionnellement, on sépare les tâches entre les hommes et les femmes, les hommes vont à la chasse et font la guerre alors que les femmes ont des activités domestiques (cuisine, poterie, etc.) et s’occupent des enfants. A l’exception de la guerre, où on a presque exclusivement des représentations masculines, c’est une séparation des tâches qui repose davantage sur des comparaisons avec des sociétés traditionnelles actuelles que sur des faits archéologiques réels. Il se pourrait que certaines activités aient été davantage partagées entre hommes et femmes. Le problème c’est qu’on interprète en fonction de notre propre vécu, par exemple, j’ai réalisé l’an dernier la reconstitution expérimentale d’un mur de cabane du Néolithique, j’ai pensé naturellement que les tâches les plus difficiles comme la coupe et le transport du bois et des pierres devaient être réalisées plutôt par les hommes, or en allant au Kenya, quelques mois plus tard, j’ai eu la surprise de réaliser que les femmes Masai construisaient des maisons identiques (murs en bois et torchis) seules sans l’aide de leurs hommes...
N’est-ce pas un paradoxe que les femmes soient les figures que l’on retienne alors qu’elles n’avaient qu’un rôle subalterne ?
C’est un paradoxe que « Lucy » soit toujours considérée comme l’ancêtre de l’humanité alors qu’elle a été détrônée par les scientifiques. Je crois que c’est plus facile de s’identifier à une femme car elle porte une image maternelle et rassurante. Elle a fait l’objet d’une reconstitution visible au Musée de l’Homme à Paris, c’est l’image qu’on a voulu faire ressortir, elle a l’air d’une petite grand-mère. Pour ce qui est du rôle subalterne, il ne faut pas croire que les femmes de la Préhistoire étaient soumises à des hommes sauvages qui les trainaient pas les cheveux. En fonction des époques elles ont eu un rôle plus ou moins important : au Paléolithique, lorsque l’espèce se battait pour sa survie, les figures de chamanes (sorte de sorciers-guérisseur) ou de chef de tribu pouvaient être hommes ou femmes, en revanche dans des sociétés guerrières comme à l’Age du Bronze en Méditerranée c’est davantage l’image de l’homme guerrier qui s’affirme. En Corse, on a l’exemple des statues-menhirs armées qui sont des représentations masculines.
Plusieurs théories existent sur cette place du féminin, pouvez-vous nous en faire état ?
Tout d’abord, les critères de beauté étaient très différents d’aujourd’hui. Ce sont des femmes très rondes qui étaient représentées dans les figurations préhistoriques. Autrefois c’était un signe de bonne santé et surtout de fécondité. On trouve des petites statuettes en pierre ou en argile avec des caractères sexuels exacerbés (poitrine, fesses, triangle pubien) ou même en train d’accoucher. Dans les peintures préhistoriques, le triangle est d’ailleurs un symbole féminin (Grotta scritta). En fait, c’est l’aspect de la fécondité qui est important. La femme est une figure sacrée à travers son rôle de mère. On trouve des statuettes féminines représentant la Dea Madre, la déesse mère, dans toute la Méditerranée et en Europe, y compris en Corse (Campu Fiorellu au British Museum, abri du Bonnet de Prêtre, Venus de Denes musée de Levie). La féminité est aussi associée à l’image de la terre, la terre-mère universelle, de genre féminin dans les langues latines, alors que le ciel est masculin. Une légende très ancienne, des origines, raconte qu’il y a très longtemps, la terre était une femme et le ciel était un homme et que, lorsqu’il pleuvait, c’était que le ciel et la terre s’aimaient. Une autre légende de l’Alta Rocca parle des dieux du ciel et des dieux de la terre qui ne pouvaient jamais se rencontrer, sauf dans des circonstances très particulières (légende des Bancali de la forêt de Milaonu).
Lisa d’Orazio