Les 64 jours de la marine italienne en Corse
Le « Journal de la Corse » offre aujourd’hui à ses lecteurs un document exceptionnel. Il s’agit d’une étude réalisée par le professeur Mariano Gabriele et publiée par la « Rivista Marittima », organe de l’état-major de la marine italienne. Cette étude porte sur les comportements de la marine royale, en Corse, du 9 septembre 1943, date de la signature de l’armistice par l’Italie, au 13 novembre de la même année, avec le départ de Corse du dernier soldat italien. Pendant ces soixante-quatre jours d’incertitude, les officiers et les marins de la « R.M. », sous les ordres de l’amiral Gaetano Catalano Gonzaga di Cirella, ont connu les heures les plus difficiles de leur existence. Des heures héroïques aussi avec leur victoire sur les forces allemandes dans le port de Bastia et au large de ce port. L’étude du professeur Gabriele et les rapports de l’amiral Catalano, d’où elle est tirée, éclairent d’un jour nouveau cette période de notre histoire et contribuent à établir ou à rétablir la vérité, une vérité qui pendant longtemps ne fut pas bonne à dire.
A.P.
La nouvelle de l’armistice signé entre l’Italie et les Alliés parvint à l’amiral Gaetano Catalano Gonzaga di Cirella, commandant la marine italienne en Corse, le 8 septembre 1943 à 19 h, par une annonce faite à Radio Londres. A 20 h 30, Radio Rome la confirma en transmettant la célèbre proclamation du maréchal Badoglio. L’amiral Catalano, dont la minutieuse relation des faits, conservée aux archives de l’Office historique de la marine militaire, constitue, en l’absence d’autres sources, la documentation principale sur les événements qui nous intéressent, avait pris le commandement de la marine italienne en Corse, le 11 août 1943. L’état-major de la marine avait été installé à Bastia, dans les structures protégées du Fort Lacroix. De cet état-major dépendaient les commandements de la marine à Bastia (capitaine de vaisseau Enzo Vannini) à Ajaccio (capitaine de frégate Manlio Minucci) et à Porto Vecchio-Bonifacio (capitaine de frégate Marc’Aurelio Raggio) qui disposaient au total de deux mille hommes, dont cent trois officiers, répartis en trois groupes. La situation de la flotte au mouillage dans les ports corses, le soir du 8 septembre 1943 était la suivante : A Bastia, deux torpilleurs (« Aliseo » et « Ardito ») un Mas (543), 18 navires auxiliaires de faible tonnage et deux transports de troupes (« Humanitas » et « Sassari ») qui avaient à leur bord un armement et des servants allemands. A Ajaccio, trois sous-marins (H 1, H 112, H 4) trois dragueurs de mines, et une vedette. A Bonifacio, deux sous-marins (H 6 et « Rismondo »), six navires auxiliaires de faible tonnage et le navire-citerne « Garigliano ». A Bastia étaient arrivés en outre, dans la journée, deux chasseurs de sous-marins et sept barges allemandes alors qu’au large de ce port la corvette « Cormorano » assurait une veille anti-sous-marins. Au cours de la semaine précédent l’armistice on attendait, en Corse, un débarquement ennemi que l’on croyait imminent. Mais on ne savait pas si les Anglo-américains auraient, après la Sicile, attaqué en même temps la Sardaigne et la Corse ou si, tout d’abord, une seule des deux grandes îles de la Méditerranée Occidentale. De toute manière, les défenseurs Italo-allemands étaient pratiquement sûrs qu’une opération amphibie allait être déclenchée d’un moment à l’autre. A l’annonce de l’armistice, la tension dans les états-majors italiens monta immédiatement. L’état-major de la marine en Corse et le commandement de Bastia furent transférés dans les installations protégées tandis que l’amiral Catalano recevait du général de corps d’armée Giovanni Magli, commandant général des forces armées italiennes en Corse, un télégramme dans lequel il était recommandé d’observer une réserve empreinte de dignité et de briser toute action qui pourrait porter atteinte à l’honneur italien. Un autre télégramme, toujours signé du général Magli, rappelait l’attention sur les deux derniers paragraphes du message de Badoglio et sur le fait que toute hostilité envers les Alliés devait cesser immédiatement, mais qu’il fallait réagir à toute attaque d’où qu’elle vienne. En retransmettant ce télégramme aux divers commandants de la Marine, l’amiral Catalano spécifia qu’il fallait intensifier la surveillance à bord des navires afin de prévenir tout sabotage et d’ouvrir le feu sans sommations sur toute personne qui pouvait être animée de mauvaises intentions. L’amiral recommandait d’autre part de réunir les petits navires à un seul quai d’amarrage pour mieux assurer leur défense.
L’agression allemande
A minuit aurait dû partir de Bastia, pour la Sardaigne, le transport de troupes « Humanitas » », pour lequel avait été prévue une escorte italo-allemande composée des torpilleurs « Ardito » et « Aliseo » et des chasseurs de sous-marins allemands 2203 et 2219. Compte tenu de l’armistice, l’amiral Catalano décida de supprimer l’escorte allemande. Comme nous l’avons déjà dit, il y avait à Bastia, en plus de « l’Humanitas » et des torpilleurs, le transport de troupes « Sassari ». Les Allemands disposaient, dans le port, de deux chasseurs de sous-marins et de sept barges, mais ils contrôlaient l’armement des deux transports de troupes constitué par des mitrailleuses. Les deux torpilleurs, ancrés dans la partie la plus intérieure du port, étaient pratiquement sous le tir d’armes allemandes. Une telle situation devait permettre le déclenchement d’une action imprévue. Il était presque minuit lorsque le torpilleur « Aliseo » laissa son mouillage et se dirigea hors du port. Un coup de fusil partit alors d’une barge allemande - probablement le signal convenu - et aussitôt une tempête de feu se déchaîna sur le torpilleur « Ardito », encore à l’ancre, à partir des unités allemandes et des transports de troupes armés par les Allemands. La surprise fut totale. Le feu, d’une violence inouïe, était dirigé entre le centre et la proue de « l’Ardito », afin de permettre à un commando allemand de prendre d’assaut le torpilleur par la poupe. Ce commando devait faire irruption dans le carré des officiers et dans la cabine du commandant et se rendre maître du navire. L’équipage subit de fortes pertes. Les officiers furent consignés à bord et le commandant transféré sur une barge. De graves avaries devaient être constatées sur le torpilleur ainsi attaqué alors, que sur « l’ Humanitas », éclatait un incendie. En effet les mitrailleurs allemands qui se trouvaient sur ce transport de troupes n’avaient pas seulement ouvert le feu sur « l’Ardito » mais aussi sur la passerelle de commandement et sur le pont de « l’Humanitas » à bord duquel ils se trouvaient. Le mitraillage avait été très violent et peut-être, aussi, mal réglé puisque six des trente mitrailleurs de « l’Humanitas » furent tués, probablement victimes d’un tir croisé entre les pièces de « l’Humanitas » et celles du « Sassari ». Même le commandant du Mas 543 fut capturé et transféré à bord d’une barge. L’attaque des Allemands se développa rapidement dans tout le port qui allait entièrement tomber entre leurs mains. Dix minutes de feu avaient suffi à mener à bien l’assaut contre le torpilleur « Ardito » et les autres actions dans l’enceinte du port avaient été tout aussi brèves. C’est l’effet de surprise qui a été sans nul doute à l’origine du succès de l’opération. Il faut dire aussi que les Italiens ont manqué de chance. Ils faisaient une totale et absolue confiance au lieutenant de vaisseau Guntel, commandant les forces navales allemandes en Corse, qui se disait grand ami et admirateur de l’Italie, qui avait fait la campagne d’Afrique du Nord et entretenait des rapports très cordiaux avec la marine italienne. Mais l’ordre d’attaquer les Italiens à Bastia, dans la nuit du 8 au 9 septembre 1943, ne passa pas par lui. Il avait été envoyé directement du Q.G. allemand de Rome. Au cours de cette nuit, le capitaine de vaisseau Enzo Vannini, commandant la marine italienne à Bastia, fut également fait prisonnier. L’amiral Catalano mentionnera dans un de ses rapports le comportement digne d’éloges de cet officier supérieur qui dans une aussi grave circonstance avait su garder son sang froid et maintenir le calme chez ses subordonnés afin de faire face à la situation sans se soucier du péril qui le menaçait. Profitant de l’ascendant qu’il avait sur le lieutenant de vaisseau Guntel, avec qui il s’était lié d’amitié en Lybie, il parvint à limiter les conséquences de l’incident qui aurait pu prendre de bien plus graves proportions. Le commandant allemand le fit d’ailleurs libérer immédiatement et se rendit avec lui et des soldats allemands et italiens à bord de « l’Ardito » et de « l’Humanitas » porter secours aux blessés, éteindre les incendies et assurer la flottabilité du torpilleur qui semblait compromise. Pendant ce temps, autour du port, des patrouilles allemandes arrêtaient et désarmaient des italiens alors que des patrouilles italiennes en faisaient autant pour les Allemands. Mais alors qu’à l’extérieur du port régnait la confusion, à l’intérieur les Allemands étaient maîtres de la situation. L’attaque surprise avait réussie et, pour le moment du moins, le port de Bastia n’était plus sous contrôle italien. Et il n’était pas question d’ouvrir le feu à partir de batteries italiennes installées sur les hauteurs de la ville. Car c’eut été prendre le risque de tuer de nombreux Italiens qui se trouvaient toujours dans l’aire portuaire. L’amiral Catalano demanda des renforts à l’armée de terre et il obtint du général Magli l’envoi d’une compagnie de « bersaglieri » motocyclistes et d’une compagnie de chars d’assaut légers. Ces forces arrivèrent à Bastia le 9 septembre à 5 h du matin, prêtes à la contre-attaque, mais les Allemands, ayant pris la mesure de leur infériorité, abandonnèrent, sans combat, le contrôle du port qui était de nouveau, à 8 h, aux mains des Italiens.
Les Italiens rendent la monnaie de la pièce
Le 9 septembre, à 2 h du matin, l’amiral Catalano avait donné l’ordre au torpilleur « Aliseo » et à la corvette « Cormorano » de croiser, à 6 h, à dix milles au large de la côte, afin d’éviter d’être atteints par un éventuel tir des batteries allemandes côtières installées dans la zone donnant sur le port de Bastia et de capturer tout navire allemand sortant de ce port. A l’aube, les neuf unités allemandes - deux chasseurs de sous-marins et sept barges - commencèrent à appareiller. L’amiral avait obtenu de l’état-major de l’armée de terre que les batteries côtières italiennes puissent balayer la zone située à l’extérieur de la passe afin de toucher les unités allemandes qui la franchiraient. « Aux alentours de 6 h 30, quand les premières unités allemandes eurent franchi la passe, écrit-il, les batteries de Toga et des Turquines ainsi que celles de Fort Lacroix ouvrirent le feu. En même temps j’envoyais aux unités « Aliseo » et « Cormorano », qui croisaient au large, le message radio suivant : « Maricorsica 286. Les batteries côtières ont ouvert le feu contre les unités allemandes à la sortie du port. Si quelques-unes de ces unités parviennent à éviter les tirs et à s’enfuir vous devez les rejoindre et les stopper en employant les armes si nécessaire. Aux tirs des batteries ont répondu de manière tout aussi serrée et violente les tirs des unités allemandes. Au cours de l’action deux barges furent coulées devant le port. Pendant ce temps, l’« Aliseo » et le « Cormorano », suivant les ordres reçus, menaient un duel d’artillerie avec les unités allemandes. Pour autant qu’il fut possible de l’observer à partir de la terre, le torpilleur « Aliseo » s’engagea à fond et avec agressivité contre l’unité allemande la plus importante : le chasseur de sous-marins 2203, armé de canons, mais qui ne tarda pas à couler par la poupe suivi de près par le deuxième chasseur de sous-marins. Après avoir eu raison des deux chasseurs, nos deux navires donnèrent ensuite la chasse aux barges qui cherchaient leur salut en mettant cap au nord et cap à I’Est. On apprenait, par le sémaphore du Cap Sagro, que deux barges avec plus de cent naufragés et blessés avaient accosté sur la côte nord-est de l’île entre le Cap Sagro et le Cap Corse (1). Cette bataille navale étant terminée j’ordonnais à « l’Aliseo » et au « Cormorano », qui avaient épuisé toutes leurs munitions, de mettre le cap sur La Maddalena ». Sur cette bataille navale nous avons pu découvrir le rapport sommaire de navigation en période de guerre n° 24 du capitaine de vaisseau Carlo Fecia di Cossato, commandant « l’Aliseo ».
« 9 septembre 1943 : 1 h 48 : le commandant de la marine à Bastia m’ordonne de croiser devant le port hors de portée des batteries allemandes. 4 h 58 : Bastia m’informe que le port a été occupé par les Allemands et me demande de me tenir prêt à ouvrir le feu sur les unités au mouillage. 7 h 00 : Bastia me fait savoir que les batteries ont ouvert le feu contre les unités allemandes à la sortie du port et m’ordonne de les rejoindre si elles tentaient de fuir. 7 h 03 : J’aperçois un chasseur de sous marins, une vedette et huit barges qui font route au nord. Je me dirige immédiatement sur ces unités. 7 h 30 : J’ouvre le feu sur les unités allemandes. 7 h 30 : Une voie d’eau s’ouvre dans la salle des machines et elle est aussitôt colmatée. 8 h 15 : Le chasseur de sous-marins a été touché et est immobilisé. 8h 20 : Le chasseur de sous-marins coule. 8h 30 : La vedette explose. 8h 35 : Trois barges coulent. 8 h 40 : Deux autres barges sont envoyées par le fond. Trois barges touchées se dirigent vers la côte où elles s’ensablent. Deux explosent et un incendie éclate à bord de la troisième. 8 h 45 : J’arrête les tirs et je mets le cap sur Porto Ferraio (2). 9 h 23 : Bastia me donne l’ordre de recueillir les naufragés et de mettre ensuite le cap sur La Spezia. 10 h 01 : Je recueille les naufragés. Il y en a vingt-cinq dont dix blessés et un mort. Il y a également un Italien. La corvette « Cormorano » a participé aux tirs de loin. Son commandant me dit avoir touché mais je n’ai pas eu la possibilité de m’en rendre compte. Mon unité n’a subi aucun dégât important ». A la suite de cette action l’amiral Nonùs di Pollone, commandant la Ve division navale devait proposer le capitaine de frégate Fecia di Cossato pour la médaille de bronze de la valeur militaire et son équipage pour une lettre de félicitations
Quelques temps après, une source allemande indiquait que cette bataille avait coûté 160 morts au IIIe Reich. Les morts de « l’Ardito » et ceux du port de Bastia avaient été vengés.
La fin de « l’’Humanitas »
Entre le 8 et le 9 septembre, la Corse était devenue gaulliste et le matin du 9 des manifestations eurent lieu à Bastia au cours desquelles les Italiens furent acclamés. Dans l’après-midi un tract fut diffusé où l’on pouvait lire notamment : « Ce matin nous vous avons admiré... » faisant allusion aux mesures de représailles conduites par la marine italienne contre les unités allemandes. Après la bataille, la corvette « Cormorano » avait rencontré deux navires-citernes allemands et avait gardé le contact avec eux en attendant de savoir si elle allait les attaquer. Dans un premier temps la réponse fut négative mais lorsque les deux citernes qui, entre temps, étaient entrées dans le port de Bastia, reprirent la mer, le 10 septembre au matin, elles furent rejointes par le Mas 543 qui les dérouta sur Porto Ferraio. Après des travaux de radoub, poussés au maximum, le torpilleur « Ardito » et le transport de troupes « Humanitas » avaient été mis en condition de prendre la mer à l’aube du 11 septembre. En réalité l’état des deux navires restait précaire parce que I’« Ardito » ne pouvait compter que sur une seule chaudière opérationnelle et un seul canon de poupe ainsi que deux mitrailleuses prêtes à l’usage. « L’ Humanitas » n’avait plus aucun armement et des avaries aux pompes rendaient difficile l’évacuation de l’eau dont les soutes de poupe étaient encore pleines. Mais la situation dans le port de Bastia restait tendue et pouvait s’aggraver d’un moment à l’autre. Confronté à une telle conjoncture, l’amiral Catalano décida de faire partir « I’Ardito » pour Porto Ferraio et d’aviser pour « l’Humanitas ». A 5 h le torpilleur appareilla pour Porto Ferraio où il devait arriver à 9 h 45. Dans la matinée, « l’ Humanitas » remis en état de flotter, fut conduit hors du port en même temps que le transport de troupes « Sassari ». Mais à 6 milles du port, le sous-marin hollandais « Dolfijn », pas encore au courant de la signature de l’armistice, torpilla « l’Humanitas » qui fut .touché à la poupe. Arrivèrent alors les corvettes « Pellicano » et « Gabbiano » qui se répartirent ainsi les tâches : le « Gabbiano » escorta le « Sassari »jusqu’à Porto Ferraio et le « Pellicano » resta aux côtés de « I’Humanitas » tout en donnant la chasse au sous-marin. Des avions allemands attaquèrent à leur tour, sans succès apparent, le navire touché dont la situation devenait de plus en plus précaire. La corvette « Pellicano » et le remorqueur « Turbine » tentèrent alors, mais en vain, de prendre « l’Humanitas » en remorque et à la tombée de la nuit l’amiral Catalano donna l’ordre de le couler avec les 1 600 tonnes d’explosifs qu’il avait à bord. C’est la corvette « Pellicano » qui exécuta l’ordre à coups de canon avant de rentrer à Bastia. L’explosion de « l’ Humanitas » éclaira la mer à giorno. Il était 23 h 50. L’attaque aérienne contre le transport de troupe avait déchaîné la colère de la population et des marins italiens basés à Bastia. Il y eut une véritable chasse à l’Allemand à travers la ville qui dura plusieurs heures. Des coups de fusils partaient des portails, des fenêtres, des coins de rue. On pouvait apercevoir, dans le centre ville, des dizaines de morts gisant sur les trottoirs de la chaussée ainsi que des véhicules incendiés ou renversés. Pendant ce temps, à Bonifacio ; la pression allemande se faisait de plus en plus forte. Dans le port dix chasseurs de sous marins avaient bloqué les sous-marins italiens H 6 et « Rismondo » puis ils les avaient coulés. Le navire-citerne « Garigliano » et deux chalutiers armés furent également neutralisés. Par contre les sous-marins H 1, H 2 et H 4 avaient pu partir d’Ajaccio pour l’île d’Elbe. L’épicentre de la bataille pesait sur la côte orientale où les Allemands avaient besoin de contrôler le trafic entre Bastia et Bonifacio et où il leur fallait disposer de ce port pour les mouvements de leurs troupes venant de Corse et de celles venant de Sardaigne.
Cap sur Ajaccio
Le 12 septembre, au cours d’une réunion avec le général Cotronei, on dit à l’amiral que puisque les troupes allemandes faisaient route sur Bastia, les forces italiennes devaient être déplacées et prendre position hors de la ville, abandonnant la défense du port. Ceci allait obliger l’amiral Catalano à ordonner le départ de toutes les unités navales à savoir deux corvettes (« Pellicano » et « Gabbiano »), trois remorqueurs (« Turbine », « Luigi » et « Gino M »), quatre chalutiers armés (« Lido », « Florastella », « Immacolata » et « Lucìa Madre »). Un autre remorqueur en panne (« Vulcan ») fut coulé. Les unités furent déroutées sur Porto Ferraio et les ports corses de Calvi, Ile Rousse et Saint-Florent. Dans l’après-midi du même jour, Bastia tombait aux mains des forces cuirassées allemandes et à la tombée de la nuit, le commandant général des forces italiennes en Corse demanda à l’amiral de se rendre à Ajaccio ce qu’il fit, par mer, à bord du Mas 543. A Ajaccio, au cours de la même nuit, étaient arrivés deux chasseurs de sous-marins et un sous-marin d’où débarquaient le général Mollard et six cents commandos. L’amiral italien disposait seulement à Ajaccio du Mas 543, d’un dragueur de mines, d’une grosse barque à moteur et de deux chalutiers armés. Il envoya cependant à « Supermarina » (le commandement suprême de la marine) un message où il suggérait d’intercepter à partir de la mer l’intense trafic allemand sur la côte orientale corse. De Brindisi « Supermarina » transmis à Porto Ferraio l’ordre de rendre les torpilleurs opérationnels pour surveiller le canal de Piombino et pour intercepter le trafic des unités allemandes ente la Corse orientale et la péninsule. Le 15 septembre, après que les états-majors de la marine italienne se furent repliés sur Ajaccio, l’amiral Catalano rencontra le général Mollard qui lui demanda de restituer les batteries qui appartenaient auparavant à la marine française. Le même jour au cours d’une rencontre entre les généraux Mollard et Magli, il fut demandé à ce dernier, à cause de la rareté des vivres, de commencer le transfert en Sardaigne des marins italiens. Ils furent donc les premiers concernés par l’évacuation, vers l’île voisine, de tous les militaires italiens se trouvant en Corse. Leur transfert se fit avec les quelques navires dont disposait encore l’amiral Catalano, escortés, toutes les fois que c’était possible par la corvette « Ibis ». Le premier détachement de marins quitta Ajaccio le 19 septembre et le reflux continua les jours suivants avec de petits navires tandis qu’avec de faibles moyens on draguait les routes d’accès au nord de la Sardaigne. Le 22 septembre, arriva à Ajaccio une formation navale française et un des navires : le contre-torpilleur « Fantasque », s’échoua et ne put être remis à flot que le 26 septembre avec le concours de quatre unités italiennes : deux remorqueurs et deux torpilleurs. Le 23, le « Tirso » débarqua sept chars et des autos blindées qui avaient été demandées par le général Magli pour les opérations en cours contre les Allemands. Le même jour l’amiral Catalano rejoignit Bonifacio à bord du Mas 543, Bonifacio qui avait été abandonnée par les Allemands et où il y rétablit les liaisons. Le 24, il fut décidé que les services de la marine italienne encore en Corse devaient passer à la marine française ce qui allait augmenter l’importance des matériels qu’il fallait abandonner en Corse. Cependant grâce aux délais accordés par les commissions de contrôle alliées et grâce aussi à l’engagement des commandements italiens d’Ajaccio et de Bonifacio tous les véhicules et les matériels appartenant à la marine royale avaient pu être transférés en Sardaigne.
L’évacuation du VIIe Corps d’Armée
Et voici que de nouveaux problèmes apparaissaient toujours dans le domaine de la logistique. Le 27 septembre, le général Magli demandait que l’on dirige en Sardaigne six cents blessés et malades qui arriveraient à Bonifacio à partir du 30. Il fallait ensuite se préparer à évacuer de Corse, une fois terminées les opérations contre les Allemands, le VIIe corps d’armée. Le 30, on embarqua à Bonifacio, sur le « Tirso » et sur le navire-hôpital « Sorrento » le premier contingent de blessés et de malades. Le 4 octobre les forces alliées et italiennes occupaient Bastia et il ne restait plus un seul allemand en Corse. Le 6 octobre, l’amiral Catalano apprit à Corte, où il s’était rendu pour rencontrer le général Magli, que selon les ordres d’Eisenhower, transmis par le général britannique Peake, les troupes italiennes en Corse devaient être transférées en Sardaigne effectuant un trajet en mer le plus court possible. A cet effet, le port de départ de Corse devait être Bonifacio et celui d’arrivée en Sardaigne, Santa Teresa di Gallura. Pour l’embarquement de l’artillerie lourde, il aurait été également possible d’utiliser Porto-Vecchio tandis que l’artillerie anti aérienne, le matériel de communication, les véhicules, les chevaux et les subsistances devaient rester en Corse, consignées par les autorités militaires françaises. La flotte qui allait servir à l’évacuation des troupes était composée du « Tirso », des transports de troupes « Monte Cucco » et « Monte Grappa », des voiliers à moteur « Costanza » et « Cora » et de quatre barges. La situation n’était pas facile d’autant que le 8 octobre il fallait commencer les navettes avec la Sardaigne. Il fut convenu que le port de Bonifacio serait confié à la marine italienne et que les délégués franco-britanniques contrôleraient simplement l’application des normes établies pour l’évacuation. Cette évacuation qui devait commencer le 8 octobre ne débuta que le lendemain, aux premières heures à cause du retard pris par les contingents qui devaient embarquer. 978 hommes furent évacués le premier jour et leur nombre allait augmenter progressivement pour atteindre 3 500 les 23 et 24 octobre. Aux environs du 28, l’afflux des troupes à Bonifacio avait pratiquement cessé, tandis que des rumeurs circulaient quant à un éventuel retour des Allemands dans le Cap Corse et par là même les Alliés demandèrent à ce qu’un régiment de la division Friuli demeura en Corse. Néanmoins, le trafic entre Bonifacio et la Sardaigne devait reprendre le 30 octobre avec 1 582 hommes mais il allait diminuer sensiblement, sauf une pointe de 2 500 hommes enregistrée le 11 novembre. Finalement entre le 9 octobre et le ler novembre 1943 furent évacués sans pertes 61 807 hommes, 3 500 tonnes de matériel et 1 180 véhicules. Le 20 octobre, même le général Magli était passé en Sardaigne à bord du mas 543 (4). Mais en plus des soldats et des marins qui circulaient avec leurs commandements, il y avait des militaires dispersés. Le 26 octobre, par exemple, arrivèrent trois marins qui s’étaient enfuis de l’île de Monte Cristo sur une barge à rames et des réfugiés civils qui demandaient à être embarqués ce qui fut fait avec l’autorisation des Alliés bien que les Français se préoccupaient de ne pas laisser partir de Corse, parmi les civils, des personnes compromises avec le précédent régime d’occupation.
Malgré les traumatismes de la guerre
De cet embarquement des troupes italiennes, l’amiral Catalano en a fait une relation très précise dont voici un extrait : « Une complète et parfaite organisation avait été réalisée par le commandement du VIIe corps d’armée pour convoyer dans le détroit de Bonifacio les troupes en provenance des diverses régions de Corse. Des campements camouflés avaient été installés dans des zones proches de Bonifacio où étaient regroupés les soldats, dans l’attente de monter à bord des navires. Selon les accords conclus avec les autorités alliées, les opérations d’embarquement ne devaient avoir lieu que de jour. A l’intérieur du port, était à l’oeuvre la commission alliée de contrôle présidée par un colonel d’état-major français. Cette commission était subdivisée en trois sous-commissions, chacune présidée par un officier supérieur français et à chacune des sous-commissions étaient attachés des officiers des douanes françaises. Il était été convenu avec le général Peake que pour chaque détachement qui devait embarquer, le délégué italien de la « Commissales » devait sélectionner 5% des militaires dont les bagages étaient destinés à être contrôlés par la sous-commission alliée. Même 5% des caisses contenant les matériels étaient ouvertes et contrôlées. Dans un premier temps les sous-commissions ont accompli leur tâche en faisant preuve de compréhension mais, peu à peu, et sans doute à la suite de directives émanant du haut commandement français, elles se sont montrées, dans l’exercice de leurs fonctions, d’une intransigeance vraiment antipathique et d’une opprimante sévérité. La prolongation d’un tel climat était de nature à compromettre gravement le rythme des opérations d’embarquement. Sollicité par mes soins, le général Peake intervint directement auprès de l’état-major français à Ajaccio ce qui eut pour effet d’améliorer la situation et de rendre le comportement des commissions de nouveau tolérable. La défense de Bonifacio fut organisée par l’état-major du VIIIe corps d’armée avec notamment l’implantation de batteries de canons et de mitrailleuses (75 et 20 mm). Cet état-major veilla également à la défense directe du port. Je communiquais les dispositions à appliquer en cas d’attaque aérienne. J’insérais, dans le système de défense, les pièces d’artillerie des navires présents dans le port dont les commandants reçurent l’ordre de tenir leurs armes toujours prêtes à intervenir de sorte qu’au signal d’alarme anti-aérien ils puissent ouvrir le feu immédiatement. Je précisais les zones d’où pouvaient venir d’éventuelles attaques et donnais des instructions pour la conduite de tir. On installa autour du port des diffuseurs de brouillard artificiel. Pour des raisons de sécurité, j’avais établi que seules trois unités devaient se trouver à quai pour l’embarquement. Les autres unités en instance d’accostage et selon des ordres déjà donnés devaient se disperser se mettant au mouillage dans le goulet. Pendant la nuit il ne devait y avoir à quai ni navires ni matériels. Pour réaliser une organisation simple, expéditive, mais sûre, afin de régler le trafic des unités et leur chargement successif à Bonifacio, l’amiral commandant la marine militaire en Sardaigne mis à mon entière disposition le « Tirso », les transports de troupes « Monte Cucco » et « Monte Grappa », les voiliers à moteur « Cora » et « Costanza » et quatre barges destinées à l’évacuation de nos soldats et il fit installer à Bonifacio un système de liaisons radio. J’ai eu ainsi la possibilité de rendre précis et synchrones l’arrivée et le départ des navires de façon à obtenir que, de 6 h du matin au coucher du soleil, les unités se suivent à l’accostage sans aucune perte de temps. Il a été ainsi possible d’effectuer les départs quotidiens de plus de 3 500 hommes avec leurs bagages et leur dotation de véhicules, armes et matériels. A partir de Bonifacio, je disposais de deux lignes de trafic : Bonifacio- Palau, à laquelle étaient destinés le « Tirso », le « Monte Cucco » et le « Monte Grappa » ainsi que les voiliers à moteurs « Cora » et « Costanza » et Bonifacio-Santa Teresa di Gallura, à laquelle étaient destinées toutes les barges. Ayant été possible d’absorber, avec ces deux lignes, toutes les troupes et leurs matériels qui affluaient pour l’embarquement, il ne fut plus nécessaire d’avoir recours à d’autres ports. On renonça donc définitivement à Porto-Vecchio, d’accord avec le général Magli et le général anglais Peake. .Chaque jour, le contingent de troupes arrivé à Bonifacio pour y être embarqué, est parti régulièrement selon les prévisions élaborées la veille.
Même en la décrivant brièvement, il semble que l’on puisse tirer des conclusions positives de ce qu’a fait la marine italienne en Corse après l’armistice du 8 septembre 1943 et nous pensons pouvoir partager les observations de l’amiral Catalano qui à la fin de sa longue et en partie inédite relation des faits, écrivait entre autres : « A la lumière des événements qui se déroulèrent après la proclamation de l’armistice dans les divers ports et bases d’Italie on peut affirmer que l’agression commise par les unités allemandes contre les navires italiens dans le port de Bastia, la nuit du 9 septembre, n’était pas le fruit d’une désastreuse initiative due à un état d’exaltation belliqueuse du commandant du chasseur de sous-marins 2203 sur qui le commandant de la marine allemande en Corse a voulu rejeter la responsabilité des faits, mais qu’elle représentait en vérité la première phase tragique d’un plan d’agression bien étudié et bien préparé contre tous les navires de guerre et de commerce italiens dans le but de les éliminer. Seules nos représailles énergiques et violentes, entraînant la destruction de neuf unités allemandes qui opéraient dans le nord de la Corse, ont dissuadé les Allemands de poursuivre leur projet de s’approprier toutes les unités italiennes à l’ancre dans le port de Bastia le soir du 8 septembre. J’estime que le comportement de la marine royale à l’occasion de l’évacuation de Corse mérite d’être signalé. A Bastia et à Bonifacio, où les événements ont parfois créé des situations d’une extrême gravité, la presque totalité du personnel, sauf quelques rares exceptions, a refusé les offres que leur faisaient les Allemands de passer dans leur camp et l’attrait de pouvoir rejoindre les familles en Italie qui, dans ces circonstances particulières, pouvait avoir une certaine prise sur les esprits. Le personnel n’a pas hésité à choisir de prendre le maquis plutôt que de s’unir aux Allemands, affrontant toutes les incertitudes et tous les périls qu’un tel choix pouvait présenter. Plusieurs de ces hommes ont enduré, pendant des semaines, toutes sortes de privations et de souffrances et ils ont parcouru à pied de longues distances pour rejoindre des lieux tenus par des Italiens. Plusieurs autres ont trouvé la mort. Pendant leur séjour au maquis, les officiers et les soldats qui avaient évité d’être arrêtés par les Allemands reçurent une cordiale assistance de la part des populations rurales qui firent preuve d’une grande hospitalité. Il y eut des cas, dans le nord de l’île, où se sont vérifiés des témoignages de solidarité bien plus forts que ceux qu’inspire généralement la pitié et qui rappellent la traditionnelle loi du silence des insulaires. Par contre, dans les agglomérations et en particulier celles du sud l’accueil, n’a pas été aussi affectueux. On a même noté que l’on vendait des vivres à nos hommes à des prix exorbitants. Un petit groupe de nos marins errants a été dépouillé par des soldats marocains qui leur ont pris leurs vêtements, leurs chaussures et leurs objets de valeur : montres, stylos, etc.... Il y eut même, dans les villes, des démonstrations d’hostilité fomentées, sans doute, par les autorités politiques qui devaient ensuite persécuter les Corses et les civils italiens qui avaient aidé nos soldats. L’attitude des milieux militaires français envers les Italiens était empreinte d’une certaine malveillance. D’un côté, jouait le fait indéniable que les troupes italiennes, jusqu’à l’armistice, avaient été des forces d’occupation et de l’autre se faisaient jour, de la part des Français, jalousie et méfiance au fur et à mesure que s’amélioraient les rapports entre les Italiens et les Alliés anglo américains. Cependant, même cet élément défavorable de la réalité corse de ce temps-là n’eut, en fin de compte, qu’une importance relative et ne conditionna pas l’action de la marine italienne. Un examen attentif de la situation en Corse et des faits qui y sont survenus pendant la période suivant la déclaration de l’armistice par l’Italie, permet de constater que la marine royale a accompli son devoir de manière hautement louable se montrant, comme toujours, à la hauteur de ses plus brillantes traditions ». Il reste, dans le désarroi et la confusion de ces jours tragiques, la belle page écrite par la Marine en Corse au lendemain de l’armistice. Et le jugement que l’on peut porter sur cette affaire presque inconnue, qui s’insère dans un moment historique particulièrement amer, est largement positif. Ce jugement a été motivé par le courage, par la capacité de commandement, par la discipline dans l’exécution des ordres, des hommes de la flotte dans cette conjoncture si difficile. Au-delà du traumatisme de la guerre perdue, l’esprit de service de la Marine l’avait emporté sur les malheurs de la Nation. Et c’est sans doute la leçon à tirer de ce fragment d’histoire que nous avons voulu rappeler.
Mariano GABRIELE
(traduit de l’italien par Aimé Pietri)
(1) L’île Finocchiarola. (2) Capitale de l’île d’Elbe. (3) Le commandant Fecia di Cossato reçut la médaille de bronze le 18 février 1944 avec citation à l’ordre de l’armée. (4) Le navire amiral