Le contexte favorable et des populations prêtes à adhérer pourraient permettre au Front national de peser bien plus longtemps que l’espace d’un scrutin.
En Corse, le 22 avril, lors du premier tour des élections présidentielles, plus d’un un quart de votants ont choisi Marine Le Pen. Si l’on considère que la plupart des Corses ont refusé l’annexion fasciste et refusé d’envoyer les Juifs dans les camps de la mort, et que beaucoup d’entre eux ont participé à la résistance ou aux opérations militaires contre les nazis entre 1939 à 1945, cela fait mal. Si l’on se reconnaît vraiment dans les valeurs de Pascal Paoli, homme des Lumières, cela ajoute un sentiment de honte. Pourtant, il y a quelques années, Jean-Marie Le Pen était interdit de séjour sur l’île. Ayant tenté de venir tenir meeting dans l’île, il avait été contraint d’y renoncer et n’avait même pas pu poser le pied sur la piste de l’aéroport d’Ajaccio.
La « vague bleue Marine »
Les choses ont bien changé. Dans nos urnes, sa fille a obtenu près du quart des suffrages (24,38%) et devancé François Hollande (24,27%). Plus de 10% des villes et villages l’ont placée en pôle position. La petite commune de Rosazia l’a même créditée d’une majorité absolue (56,94%). A Ajaccio, cité pourtant tenue par la gauche, elle s’est hissée à la deuxième place (27,28%). A Bastia, elle a réalisé 25,32 %. D’autres cités, Porto-Vecchio (23,68%), Calvi (24,38%) et plusieurs communes des agglomérations ajaccienne et bastiaise n’ont pas non plus échappé à la « vague bleue Marine ». C’est évident, le vote Front national n’a plus uniquement été déterminé par la forte immigration clandestine en Plaine Orientale, la présence de rapatriés d’Algérie et la prégnance de noyaux xénophobes. D’autres facteurs et d’autres électeurs sont à prendre en considération pour expliquer sa progression quantitative et territoriale. Marine le Pen a capté les suffrages de populations qui, jusqu’à ce jour, optaient pour les partis traditionnels, l’abstention ou le nationalisme. Beaucoup d’habitants en situation de précarité ou d’assistanat des cités HLM d’Ajaccio et de Bastia qui, depuis 30 ans, optaient, selon les scrutins, pour le vote en faveur du notable local ou du nationalisme, ou préféraient la pêche à la ligne, ont trouvé, dans le discours frontiste à dominante populiste, matière à adhérer et se prononcer. De nombreux propriétaires de maisons individuelles des périphéries ajaccienne et bastiaise, les « petits blancs » insulaires, ont été sensibles aux messages sécuritaires et de « préférence nationale », y voyant une volonté politique de protéger leurs biens et de leur permettre une priorité d’accès à l’emploi. Certains ruraux, retraités, agriculteurs, artisans et commerçants, ont cautionné un positionnement politique se présentant comme défendant les activités économiques et les valeurs traditionnelles. Pourtant, les élus insulaires n’ont guère exprimé d’inquiétude quant à la poussée du Front national. Ils ont préféré y voir l’expression d’une contestation et d’un vote, certes en progression, mais sans lendemain. Selon eux, tout devrait revenir dans l’ordre à l’occasion des élections législatives. Seul Jean-Guy Talamoni a fait observer que les résultats obtenus par le Front national méritaient « une analyse approfondie afin d’en tirer les conséquences qui s’imposent. »
Vers un « tsunami bleu Marine » ?
Il est vraisemblable qu’en juin, les résultats des élections législatives donneront une apparence de pertinence aux « optimistes ». Mais rien ne garantit que la Corse sera alors définitivement préservée d’une nouvelle « vague bleue Marine ». Croire cela ou faire mine d’en être convaincu pourrait bien créer les conditions d’un « tsunami » après 2012. En effet, chez nous, tout comme d’ailleurs sur le Continent, le vote en faveur du Front national n’est plus uniquement déterminé par des nostalgies d’Algérie française ou d’Occident chrétien, ou par des accès de fièvre protestataire. Il existe, dans notre île, un contexte favorable à l’essor frontiste. Depuis une trentaine d’années, certains jouent avec le feu en usant, implicitement ou ouvertement, d’un amalgame entre immigration et délinquance. Certains messages nationalistes devenus très populaires tels « corsisation des emplois » ou « A droga fora » peuvent être compris, par les esprits dépolitisés qui sont légion, comme des expressions corses de la « préférence nationale » ou d’une vision sécuritaire et moraliste. Plusieurs attentats à caractère d’évidence xénophobe ont visé des particuliers ou des institutions ayant un lien avec l’immigration ou l’Islam. Les slogans « Arabi fora » fleurissent sur les murs et l’on commence à entendre des imitations de cris de singes quand des joueurs de couleur foulent les pelouses des stades. Ces faits sont graves et non sans conséquence, mais ils ne sont encore que très peu de choses si on les compare aux effets dévastateurs d’une société insulaire en voie de désagrégation. Subissant la montée du chômage, le déclin du rural et des activités traditionnelles, la délinquance et la criminalité organisée, la disparition des valeurs de cohérence, ainsi que des disparités sociales de plus en plus criantes, et devant aussi s’accommoder d’une solidarité sociale moins efficiente, des populations se révèlent particulièrement perméables au message lepéniste. Elles considèrent que le salut de leur statut social de « petit blanc », la sauvegarde du peu qu’il leur reste ou l’espoir de recevoir les dernières miettes de la solidarité, relèvent de deux nécessités : édifier des barrières sociales et économiques, exclure l’autre et plus particulièrement l’étranger. Elles sont réceptives à la désignation de boucs émissaires et disposées à participer à d’éventuelles curées. Elles sont sensibles aux discours qui magnifient des passés glorieux, préconisent des retours à l’ordre moral et promettent de revenir à un Age d’or. Elles aspirent à une « Nuit des longs couteaux » qui balaiera les notables et l’arrogance des nouveaux nantis. Or, tout cela ne suscite qu’une indignation confidentielle, de furtives protestations ou très peu d’attention. Les partis politiques et la société civile préfèrent passer très vite à autre chose. Ils ont tort. En effet, le contexte étant favorable et des populations étant prêtes à adhérer, cela pourrait donner des idées à quelques ambitieux. Et alors, pourrait bien se produire l’émergence de cadres locaux qui permettraient au Front national de peser bien plus longtemps que l’espace d’un scrutin.
Pierre Corsi