La religion et le pouvoir politique peuvent contribuer, ensemble, à la construction d’une cohésion sociale fondée sur un « ordre juste ». Cela est même possible dans une société simultanément animée par la Foi et les Lumières. D’ailleurs, cette cohabitation nous est très familière. En effet, depuis au moins plus de deux siècles, religion et pouvoir politique cohabitent avec bonheur au sein de la société corse.
La Cunsulta d’Orezza
Il est même possible de donner une date à la formalisation de cette cohabitation. Certes, tradition et réalité se superposent et s’entremêlent. Mais n’est-ce pas le propre de toutes les mémoires collectives que de « touiller » faits avérés et légendes ? Cela dit, on peut tenir pour certain que, lors de la Cunsulta d’Orezza, en janvier 1735, les chefs corses placèrent l’île sous la protection de la Vierge Marie et, surtout, décidèrent d’en finir avec les lois et statuts imposés par Gênes. Ce qui de facto mettait la Corse dans une situation d’indépendance politique. Ensuite, on peut considérer comme probable que la qualité de protectrice de la Corse conférée à la Vierge ait fait naître l’idée de confondre la célébration de l’Immaculée Conception avec celle de la Nation. Bien entendu, tout cela a disparu du cadre institutionnel et officiel avec la conquête de la Corse par les troupes de Louis XV et de M. De Choiseul. En revanche, la place privilégiée de la Vierge dans la vie politique et sociale de la Corse n’a jamais vraiment été remise en cause. Bien que ses habitants et ses élites aient toujours fait preuve d’un grand libre arbitre dans leur vie spirituelle, les Corses n’ont jamais exclu ou même coupé la religion de la vie de la cité. Aujourd’hui encore, chez nous, Dieu reste bien présent dans le quotidien de la cité corse comme le démontrent la vitalité des confréries, la belle santé du chant sacré, l’association de l’Eglise aux grands débats de société (celui sur la violence politique par exemple) ainsi qu’à nombre de manifestions traditionnelles comme les foires rurales, la présence des autorités politiques lors des grandes célébrations religieuses.
Messa Nustrale et Festa di a Nazione
Le nationalisme corse ne s’est pas inscrit en faux contre cette présence de la religion dans la vie publique. Au contraire, dès sa résurgence contemporaine, il a étroitement associé la religion à ses grandes manifestations publiques. Ainsi la célébration d’une Messa Nustrale ouvre chaque journée commémorative de la bataille de Ponte Novu, et l’ARC ponctuait toujours ses Journées de Corte d’une messe en langue corse. En célébrant, depuis quelques années, A Festa di a Nazione et en demandant que la journée du 8 décembre soit reconnue fériée et pas seulement pour les enfants des écoles, comme il a été décidé, il n’y a guère, par la Collectivité Térritoriale, les nationalistes font même plus que faire vivre une tradition. Ils confirment leur attachement à une société de cohabitation positive entre la religion et la vie sociale, et laissent entrevoir que, s’ils accédaient au pouvoir, ils s’accommoderaient très bien d’une relation de confiance et de complémentarité entre la religion et le pouvoir politique. Du moins pour ce qui concerne la définition de valeurs et une volonté de cohésion sociale. Nationalistes compris, la Corse se garde donc bien de s’enfermer dans une définition rigoriste de la laïcité. Elle s’en tient à une définition raisonnée de celle-ci : une séparation du pouvoir politique et administratif d’avec le pouvoir religieux. Il s’agit donc d’une indépendance entre le religieux et le politique, et non d’une opposition ou une ignorance réciproque.
Benoît XVI et Proudhon
Au risque de susciter l’ire d’un petit monde se voulant « politiquement correct » — c’est-à-dire éradicateur de religions au nom de la laïcité et pourfendeur de la notion d’ordre au nom du progrès social — il semble donc possible d’affirmer que la Corse aurait quelques prédispositions à s’accommoder d’une société laïque régie par un « ordre juste ». Surtout qu’aussi bien dans son volet religieux que dans son volet politique, « l’ordre juste » pourrait s’inspirer de concepts très recommandables. D’une part, dans l’encyclique « Deus caritas est » (Dieu est amour), le pape Benoît XVI soutenait en effet « qu’un État qui ne serait pas dirigé selon la justice se réduirait à une grande bande de vauriens ». D’autre part, dans un article (La question des libertés dans le socialisme) publié par Les Notes de la Fondation Jean Jaurès (avril 2004), Monique Canto-Sperber constate que Saint-Simon, Fourier et Proudhon sont loin de fermer la porte à l’ordre. La philosophe soutient qu’au contraire, ces derniers « tournent en dérision l’optimisme libéral selon lequel la liberté totale des échanges, du travail et des contrats finira par produire l’abondance, condition optimale pour la réalisation du meilleur état social ». Elle ajoute ensuite que ces précurseurs reconnus du socialisme avaient pour ambition « de recréer une société de cohésion, d’esprit commun » et recommandaient « d’insérer l’initiative individuelle, surtout économique, dans des cadres collectifs, de la "socialiser" au sens strict et de traduire éventuellement cette socialisation dans une organisation de l’ensemble de la société".
Juste une mise au point…
Précision nécessaire avant de conclure… C’est clair, bien d’autres religions que celle du Pape, et bien d’autres écrits que ceux du socialisme, sont de nature à inspirer les valeurs de cohérence, le meilleur état social, le libre arbitre de l’individu, la justice, l’esprit commun et la socialisation que l’on peut exiger d’un « ordre juste ».
Pierre Corsi