À l’heure où notre société est (encore une fois et momentanément) mise en exergue par une presse continentale peu soucieuse de connaître la vraie Corse, il me semble que le dernier ouvrage de Jérôme Camilly "Paroles de précaires" est salutaire et permet de comprendre, grâce à cette vision des marges, ce qui se passe profondément chez nous.
Un témoin à la rencontre du monde
Le projet “Paroles de Précaires”, avait été initié lors de la première campagne contre la précarité de 2011. Il était porté par l’indispensable Jérôme Camilly, ancien rédacteur en chef d’Antenne 2 et auteur de nombreux ouvrages sur d’illustres personnages croisés au cours de sa vie (Blaise Cendrars, Joseph Kessel) ou encore porté par sas propre musique intérieure (L’ombre de l’île, Même les anges aiment la mer etc.). Ce projet avait été choisi par A fundazione de la Caisse régionale du Crédit agricole de Corse. Trois projets avaient alors été choisis parmi lesquels celui de Jérôme Camilly à savoir "un recueil de paroles de personnes en situation précaire. Jérôme Camilly… a observé notre société durant un an, participant à des maraudes, visitant des squats, écoutant précaires, SDF, nouveaux pauvres… dans des bars ou dans la rue. Le tout dans notre région. 5.000 euros accordés par La Fondation, permettront à ce recueil d’être édité. Les dessins qui illustrent ce livre, sont offerts par la peintre Laurie. Les originaux seront mis en vente aux enchères et l’argent collecté reversé aux précaires."
Des paroles déconstruites
Jérôme Camilly insiste dans son propre témoignage sur la déconstruction de la parole vécus par ces femmes et ces hommes qui ont perdu les repères habituels des citoyens. "Des phrases, ou plutôt, des semblants de phrases recueillis dans la rue, dans un bistro, dans un squat, au hasard des rencontres. Des mots qu’il faut leur voler, leur arracher, parce que, le plus souvent, ils ne croient plus au dialogue avec les nantis, avec les “gavés”, comme ils disent. Ils se méfient parce que les mêmes mots ne signifient pas la même chose selon qu’ils sont prononcés par un passant ou par un prisonnier de la rue, celui qui est enfermé dehors. Au cours de ces rencontres, j’ai choisi de protéger l’anonymat de celui que j’interrogeais, c’est pourquoi j’ai refusé la présence d’un photographe et j’ai préféré celle d’une femme peintre - Laurie - pour illustrer leurs propos."
Des tableaux de la misère transparente
Ce qui est particulièrement touchant dans la démarche de l’auteur, c’est cette volonté d’aller au-devant de ceux qu’on ne voit pas, qu’on ne voit plus. Le terme de précarité est devenu un concept logomachique d’une valeur presque ontologique. Il se suffirait à lui-même et sert à décrire mille situations, mille drames particuliers. Le propre de ces termes désormais instrumentalisés par la presse et les politiques, c’est qu’il masque l’horreur du quotidien vécu par ces êtres qui n’espèrent plus rien sinon survivre avec obstination. Dans une société comme la nôtre, où le pire des drames est la solitude, la beauté de cet ouvrage tient à cette mise en valeur de ces solitudes transparentes. Jérôme Camilly démontre entre les lignes à quel point notre société en prétendant tout expliquer, tout décrypter a fini par oublier l’humain. C’est aussi un formidable hommage à tous ces bénévoles qui ont plongé dans ce monde souterrain pour tenter d’apporter un tout petit peu de lumière aux plus démunis d’entre nous.
Une violence sans nom
Ce qui est appelé la précarité est très sûrement la forme de violence la plus insupportable que puisse véhiculer une société. C’est la source de toutes les autres. Et personne aujourd’hui ne peut affirmer être à l’abri. Les vagues de licenciements, l’augmentation du coût de la vie fabriquent de la précarité. Des femmes et des hommes salariés, vivent dans la rue. La peur de chuter nous étreint tous à un moment donné. Le précaire n’est plus celui de l’ailleurs. Mais il préfigure un avenir angoissant pour bon nombre d’entre nous. "Paroles de précaires" a des accents prophétiques car ces femmes et ces hommes déchus sont des nôtres. Qui oserait dire qu’ils sont là où ils sont parce qu’ils l’ont bien voulu ? Les accidentés de la vie sont légion, produits par l’horreur économique d’un libéralisme laminant. Il faut lire cet ouvrage et l’offrir afin que nous soyons pénétrés de l’idée que nous pouvons nous battre parce que le phénomène de la "précarité" est notre problème autant que la violence criminelle. Paradoxe : ce bel ouvrage dont les bénéfices seront versés à la Coordination de lutte contre l’exclusion a été possible grâce à la fondation régionale d’un groupe bancaire international dont plusieurs filiales sont abritées dans des paradis fiscaux et dont les actions ont contribué à la précarisation de pays entier tels que la Grèce. Réjouissons-nous cependant de ce qu’une part (infime) des bénéfices du Crédit agricole revienne ainsi aux plus démunis.
GXC