Depuis son arrivée dans l’île en avril dernier, le nouveau préfet de Corse a mené, de front, plusieurs chantiers, et non des moindres. Neuf de mois d’un travail intensif sur lesquels il revient en passant, au crible, chacun des dossiers les plus importants.
Vous avez pris vos fonctions en avril dernier. Quel bilan dressez-vous de cette période ?
Mes premiers mois en Corse ont été une période de travail très intense au cours de laquelle de nombreux dossiers ont pu avancer, et ce grâce à un excellent partenariat avec les collectivités et les organisations socio-professionnelles, mais également grâce à une forte mobilisation des services de l’Etat. Cet engagement de tous est d’autant plus nécessaire qu’en toile de fond il y a des sujets préoccupants : une situation économique et sociale qui se dégrade, et certaines formes de violence – notamment des meurtres - qui inquiètent légitimement l’opinion publique.
Vous attendiez-vous, dès votre arrivée, à devoir gérer autant de dossiers en si peu de temps ?
Absolument ! Cela fait partie de la feuille de route d’un préfet. C’est une fonction où l’on sait que l’on sera quotidiennement sous pression et jugé selon son action. J’ai trouvé, ici, une particularité par rapport aux postes que j’ai tenus précédemment. Il y a une véritable passion des corses pour tout ce qui concerne la chose publique. Ici, le débat est permanent et l’Etat doit trouver sa place. Nous avons, par ailleurs, en Corse, une très forte attente par rapport à l’Etat et c’est paradoxal pour la région la plus décentralisée de France.
Vous aviez évoqué, lors de votre prise de fonction, plusieurs axes prioritaires, notamment le développement économique, l’emploi, la cohésion sociale, le développement durable et la sécurité. Où en est-on aujourd’hui, dans ces dossiers ?
Ces axes prioritaires constituent en effet la feuille de route du préfet. Il s’agit de se mobiliser pour que la Corse soit encore plus productive et crée davantage d’emploi, ce qui permettra de mieux répondre aux urgences sociales. Ce modèle de développement économique et social doit évidemment prendre en compte les enjeux du développement durable qui sont déterminants sur ce territoire particulier de la Corse, où le « capital nature » est exceptionnel. Tout ceci en veillant à la sécurité et en s’assurant que le projet de développement mis en place s’inscrit dans une société apaisée.
Parmi ces dossiers, la sécurité semble le plus important avec vingt deux assassinats perpétrés depuis le début de l’année. Comment lutter contre ce fléau ?
Ce qui est paradoxal en Corse, c’est qu’il s’agit d’une région où la délinquance générale est maîtrisée – c’est une des régions les moins criminogènes de France –mais c’est aussi la région où le nombre d’homicides est le plus élevé par rapport à la population. Avant d’aborder le problème des homicides, et pour rester dans la délinquance générale, je veux évoquer une de nos priorités : la lutte contre les trafics de drogue. Certes, la Corse n’est pas dans le circuit des gros trafics de drogue internationaux, et n’est pas non plus confrontée à des violences urbaines ou des contrôles de territoire liés à la drogue, mais il est vrai qu’on assiste à l’augmentation de la consommation de produits stupéfiants, consommation alimentée par des trafics de proximité. Pour lutter contre ces trafics de proximité, il y a une véritable mobilisation des services. Nous contrôlons toutes les entrées sur le territoire, nous effectuons des contrôles routiers ou des opérations "coup de poing", par exemple dans les établissements de nuit (480 en un an et demi). On surveille également les lieux où la drogue circule. En même temps, nous faisons de la prévention en partenariat avec le Rectorat, le Conseil Général et les associations à travers des actions de sensibilisation. S’agissant des homicides, sur les 10 dernières années, 33 homicides ou tentatives ont été commis chaque année en Corse. Un total effarant pour une population de 300000 habitants ! A l’échelle de la France, cela représenterait plus de 8000 meurtres par an ! La moitié de ces homicides sont des règlements de compte entre truands. Les derniers assassinats ou tentatives ont tout particulièrement choqué la société corse : je pense notamment à cette enfant de 11 ans qui a été prise pour cible lors d’un mitraillage à Ajaccio. Tout ceci choque profondément la population et interpelle l’Etat. Les gens ont l’impression que rien n’arrêtera les tueurs et que l’Etat est résigné. Je peux vous assurer qu’il n’y a ni résignation ni soumission à la violence et que l’Etat est déterminé à lutter contre ce fléau. D’importants moyens sont mis en œuvre, tous les services travaillent en étroite confiance avec les magistrats. Mais je voudrais insister sur la stratégie développée. Nous sommes confrontés à des bandes mafieuses qui veulent contrôler des territoires et certaines activités. Les services mènent de nombreuses investigations patrimoniales et financières pour contrecarrer ces nébuleuses mafieuses afin de pouvoir anticiper et interpeller les malfaiteurs.
Beaucoup de meurtres restent, néanmoins, ces dernières années, encore non élucidés...
Nous avons, contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, des résultats. Au cours des 10 dernières années, les services de police et de gendarmerie ont interpellé 1300 personnes relevant directement du grand banditisme. Depuis 2008, le GIR, notamment, a permis d’interpeller 300 truands et de saisir 16 millions d’euros d’avoirs illégalement acquis. Au sein de la PJ, une unité a été spécialement créée pour lutter contre les économies souterraines. Elle enquête sur le blanchiment d’argent et les dérives mafieuses et a permis, ces quatre dernières années d’interpeller 400 personnes. Je reconnais, aujourd’hui, que la société corse est inquiète car il y a un délai entre le jour où le crime est commis et le jour où les auteurs sont jugés. Le temps judiciaire n’est pas le temps de l’opinion. Quant au taux d’élucidation, il est de 53% en ce qui concerne les règlements de compte entre malfaiteurs. Il reste, certes, encore 47% à solutionner, mais les enquêtes sont longues et parfois difficiles à mener. Il faut avoir une meilleure connaissance de toutes les activités sur lesquelles se greffent ces bandes et notamment ce qui est lié au foncier. L’intérêt, pour ces malfaiteurs, c’est de faire un maximum d’argent en un minimum de temps. On constate, également, qu’une jeune génération de truands veut, contrairement à ses aînés, rapidement s’imposer dans le milieu et n’hésite pas, pour cela à utiliser n’importe quel moyen, ce qui explique le caractère parfois spectaculaire de certains meurtres.
Vous évoquez, dans votre feuille de route, la nécessité d’un développement économique. Peut-on l’envisager au vu d’une recrudescence de la violence ?
Il ne peut, effectivement, y avoir développement économique que si le climat est apaisé et si la société produit de la sécurité. On voit mal comment on pourrait attirer des investisseurs dans une société où l’ordre public et la sécurité ne sont pas assurés. Ceci étant, l’économie corse s’est développée ces dernières années à travers notamment différents secteurs tels que le tourisme, la construction, l’agroalimentaire, l’industrie qui prospère surtout au niveau de l’aéronautique, les transports ou l’agriculture et ses filières. Jusqu’à 2009, la Corse a produit de l’emploi salarié ce qui a maintenu le chômage à un taux assez bas. Depuis 2009, la crise s’est accentuée et nous conduit, aujourd’hui, vers une période de ralentissement économique. Une grande partie de l’activité économique est liée, en Corse, à la commande publique. Avec les collectivités, l’Etat a veillé à ce que cette commande publique reste active. Pour ce qui relève de la construction, il y a une inquiétude qui est liée à l’annulation des PLU. On veille à ce que cela ne se traduise pas par un arrêt des constructions. Dans le domaine agricole, nous avons pu maintenir les aides à l’élevage extensif malgré un système de déclarations de pâturages qui ne prend pas intégralement en compte, pour l’instant, les particularités de l’élevage en Corse. En même temps, les démarches de qualité ont consolidé certaines filières agroalimentaires. En cette période de crise, les choses ne sont pas simples, mais nous sommes parvenus à contenir l’augmentation des demandeurs d’emplois, grâce aux contrats aidés pour les demandeurs d’emplois de longue durée et aux formations en alternance. Nous avons signé, à cet effet, avec la CTC, une convention qui prévoit dans les cinq années, la création de 500 places d’apprentissage supplémentaires. Il y a, on le voit bien, une volonté d’orienter les jeunes vers des formations qualifiantes d’autant que les besoins sont là.
Quelle politique entendez-vous mettre en place en ce qui concerne le développement durable ?
Ce domaine implique d’une part, le capital environnemental et de l’autre des activités qui lui sont liées et qu’il faut encourager car elles sont génératrices d’emploi. Le patrimoine écologique est, ici, très diversifié, il y a des espaces remarquables partout, de même qu’un patrimoine archéologique ne l’oublions pas, tout aussi remarquable. Tout cela nécessite une grande vigilance. C’est la raison pour laquelle des efforts importants sont consentis pour l’assainissement, le traitement des déchets… La Corse est, par ailleurs, un véritable laboratoire pour les activités liées au développement durable, notamment tout ce qui relève des énergies renouvelables, avec des développements économiques envisageables ; par exemple la centrale de Vignola, où la mise au point d’un pilote permettra de stocker l’énergie solaire et de la réinjecter dans le réseau. Le dossier concernant l’approvisionnement énergétique de l’île retient également notre attention. La Corse va passer du fioul au gaz naturel avec deux centrales qui vont être construites. Elles seront opérationnelles en 2013 et 2017. Le gouvernement va, du reste, préciser courant janvier les modalités d’acheminement du gaz naturel en Corse, compte-tenu des incertitudes qui pèsent sur le dossier Galsi.
Où situez-vous l’équilibre entre protection du capital environnemental et développement ?
C’est un équilibre qu’il faut construire, à mon sens, chaque jour. En matière urbanistique, la population de la Corse augmente, annuellement de 1,8% soit près de 4000 personnes. Nous avons, par ailleurs, une demande de logement très importante dans l’île. Produire du logement implique une consommation de l’espace et cela peut parfois porter atteinte à l’espace agricole, aux espaces remarquables. Il est donc nécessaire de trouver le juste équilibre et en matière d’urbanisme, il se caractérise par le respect des lois en vigueur. C’est à travers les PLU qu’il faut trouver cet équilibre entre développement et protection. C’est pourquoi, suite à l’annulation de plusieurs PLU, nous travaillons avec tous les acteurs concernés pour sécuriser davantage l’élaboration de ces documents d’urbanisme, notamment pour l’application de la loi littoral. Les PLU vont connaître une nouvelle étape avec le prochain Padduc qui sera élaboré par la Collectivité Territoriale. Il va permettre de préciser les modalités d’application de la loi littoral. Les communes auront, ainsi, une plus grande visibilité de l’aménagement de leur territoire. Les problèmes liés au foncier ne vont pas disparaître pour autant mais il y en aura moins.
Vous vous êtes investi personnellement dans la sécurité routière. Un domaine, où la Corse paie aussi un très lourd tribut chaque année.
On a un réseau routier qui n’est pas simple. En Corse plus qu’ailleurs, il faut redoubler de prudence. Les causes principales des accidents mortels sont l’alcool et les stupéfiants, les dépassements dangereux et la vitesse. L’accidentologie est, on le voit, essentiellement liée à l’imprudence ou à des comportements dangereux. Il y a deux méthodes pour lutter contre l’insécurité routière : les contrôles routiers, de plus en plus nombreux, ainsi que la prévention et la sensibilisation auprès de la jeunesse notamment.
La Corse traverse, actuellement, une importante crise sociale avec les "indignés d’Air France", le conflit de la clinique du Golfe, l’ARS, l’EDF...Quel est votre sentiment sur cette situation ?
Il y a beaucoup de conflits sociaux qui sont liés à la crise que l’on connaît. Des entreprises sont contraintes de se restructurer et cela se traduit parfois par une remise en cause de certaines situations. Je pense, notamment, aux contrats CDD. Il y a aussi, il faut le souligner, une propension chez certains à chercher, bien souvent, l’affrontement. On se met en position de force avant de négocier. Par rapport à ces conflits, l’Etat joue les "pompiers" ; il est là pour calmer les choses et pour remplir le rôle de médiateur. Avec les chefs de services de l’Etat, je reçois, ainsi, beaucoup de délégations. Mais je suis là aussi pour faire respecter le droit car lorsque ces manifestations mettent en péril la continuité de la vie sur l’île, on ne peut l’accepter.
Vos relations avec l’Assemblée de Corse ?
Elles sont excellentes. J’ai régulièrement l’occasion de travailler avec les présidents Paul Giacobbi et Dominique Bucchini. Selon les dossiers, je travaille également en bonne intelligence avec tous les conseillers territoriaux, quels que soient les courants auxquels ils se rattachent.
Dix ans après "l’affaire des paillotes", le sujet semble toujours aussi épineux. Qu’en dites-vous ?
Je ne partage pas ce sentiment. Chaque année, le préfet signe cent cinquante autorisations d’occupation du domaine public maritime. Elles sont données pour une durée précise et sont toutes contrôlées. Sur ce nombre, quarante infractions ont été relevées en 2011. Trente ont fait l’objet d’une saisine du tribunal administratif et dix se sont mises en conformité avec la règle. Il reste cinq ou six exploitants de paillotes qui, eux, ne respectent pas la loi. Ils s’installent sur la plage et refusent, le moment venu, de démonter. Toute une série de procédures sont en place pour les obliger à respecter la loi. Ce sont des condamnations à remettre le site en état. Et s’ils ne le font pas, des astreintes, calculées sur le chiffre d’affaire doivent être versées. On poursuit l’action mais si, à un moment donné, rien ne change, et même si ce n’est pas la voie que je privilégie, il faudra envisager d’autres solutions. En tant que préfet, je ne peux pas d’un côté, faire appliquer la loi littoral et de l’autre, tolérer que certains privatisent les plages corses.
Vous êtes passionné de sport et plus particulièrement de football. Quel est votre sentiment sur le maintien, par la LFP, d’une journée de championnat un 5 mai, jour de la catastrophe de Furiani ?
Le drame de Furiani a été un véritable traumatisme pour la Corse mais aussi au niveau national. Cette catastrophe mérite, à mon sens, une considération particulière. On ne peut pas se contenter, ce jour-là, d’un brassard noir et d’une minute de silence...
Quel message portez-vous à l’aube de cette nouvelle année ?
Pace è salute ! De la santé et du travail pour tous dans une société corse apaisée.
Interview réalisée par Philippe Peraut