Ce n’est ni Las Vegas, ni Macao. Encore moins Monaco ou Enghien. Les temples du jeu en Corse ne sont guère flamboyants. Rien pour la devanture. A part un modeste casino, quelques baraques foraines dans des foires traditionnellement consacrées aux saints locaux, des comptoirs de PMU, par ci par là, des machines à sous éparpillés dans les arrières-salles de bistrots et, pour que la Loi y trouve son compte, deux cercles déclarés à la préfecture de région.
« Morra », « Capretta », « Nasu », « China »
Le jeu, ici, est bien loin d’avoir ces atours rutilants et provocateurs dont il se pare volontiers ailleurs, en Orient par exemple, ou sur les côtes de Floride, ou encore à Hong Kong. Il est silencieux, paisible en surface comme les eaux d’un étang à l’automne, quelquefois dévot et toujours grave. D’une simplicité et d’une modestie presque dignes d’éloges. Devenu aujourd’hui un phénomène social, il est également exploité par l’Etat qui en fait son beurre avec notamment les courses de chevaux et le Loto. C’est ainsi que les millions du tiercé sont chaque mois perdus pour la Corse comme les sommes importantes versées par les honnêtes joueurs du Loto (ou de l’Euro Millions), « gogos » bien tranquilles hebdomadairement « plumés » par les promoteurs d’un jeu prétendu innocent. Dés lors, ils en deviennent presque sympathiques les « flambeurs » à tout crin qui grignotent leurs nuits autour de la cagnotte, dans les salles enfumées de troquets campagnards. Ils se donnent au jeu avec une ferveur toujours renouvelée, sans mesurer leur fatigue, leur temps et leur argent. Pourvu que l’ivresse coule dans leurs veines chaque fois que la Chance se glisse entre les cartes, les dés, la boule de la roulette ou le sabot du « chemin de fer ». Ce sont les mêmes qui risquaient jadis leur avoir à « morra », à « capretta » à « nasu » à « china » (1), eux qui donnèrent même à un village de la Castagniccia le nom de leur passion (2) et eux aussi qui, dans les tavernes de Pise, de Gênes, de Venise ou de Constantinople, jouaient, jusqu’au dernier écu, le salaire de leur mercenariat. Le jeu n’est pas ici, comme on pourrait le croire, appât du gain. Il est mépris d’argent puisque l’argent peut être méprisable pour ceux qui n’en ont pas, ou pas assez. Le jeu est défi au destin pour qui ne veut pas implorer la chance. En jouant, le Corse exprime sa virilité et son indépendance. Les cartes qu’il abat, c’est un acte de liberté vis à vis de la vie. Quand on n’a pas les moyens de gagner la prospérité, on la brave. Mais le jeu est aussi soupape de sécurité. Dans les villages corses où il naquit, un jour, de l’ennui et du désir d’améliorer l’ordinaire, il n’a jamais perturbé la communauté. En cristallisant les passions, il les neutralise. Les femmes en ont toujours été conscientes qui préfèrent encore avoir pour mari un joueur de cartes qu’un coureur de jupons. Mais vaincre l’adversité en jouant est-ce bien la solution idéale ? Les « flambeurs » en sont toujours persuadés. Aujourd’hui, ils continuent de flamber avec le même enthousiasme qu’hier et, sans doute, davantage d’argent.
L’art de plumer le pigeon
Les parties de poker à deux mille euros et plus ne sont pas rares dans les cafés spécialisés. Malgré les contrôles de police et les fermetures provisoires ordonnées par les préfets. Il existe même une catégorie de joueurs professionnels qui ne vivent que des cartes et que l’on voit dans toutes les parties où il y a gros jeu. Magiciens du brelan de rois, du carré d’as ou de la quinte flush (a quinta floscia), ils cultivent l’art de plumer le « pigeon ». Cela leur permet de vivre décemment, souvent confortablement, d’une profession on ne peut plus libérale. Ils font régulièrement le tour de Corse des parties montées, là où ils savent que le « pigeon » sera gras, domestique et plumable à souhait. La partie pourra durer vingt quatre heures, une semaine, quelquefois même un mois. Pour eux, l’important est de faire durer le plaisir puisqu’en fin de compte l’argent leur reviendra au moment où la technique du jeu prendra le pas sur la chance défaillante. Mais les migrations des volatiles argentés sont imprévisibles ou, quelquefois, d’une inquiétante rareté. Les « professionnels » doivent alors en découdre entre eux. C’est là que le jeu atteint les sommets. Malheureusement, au bout de la nuit, seule la cagnotte a gagné sa subsistance et les joueurs, marqués par l’insomnie et l’amertume du match nul tournent en rond, dans l’aube grise, à la recherche d’une autre partie qui leur permettra de se refaire. Le jeu, en Corse, a ses citadelles. Il s’est particulièrement fortifié dans le Niolo avec des parties permanentes dans certains villages de cette micro région, qui offrent la possibilité de connaître l’aventure avec un « chemin de fer » sans sabot. Les Niulinchi, grands manipulateurs d’argent liquide, par la grâce d’un élevage florissant, n’hésitaient jamais, lorsque leurs poches étaient pleines, de tenter le diable au coin du tapis vert. Et on en a vu, au début du siècle dernier, traverser l’île à cheval pour un simple banco à Sartène. Aujourd’hui certains y vont encore, en voiture, sans l’argent de l’élevage, mais toujours aussi passionnés. Le Niolo n’est pourtant pas le seul fief du jeu. Le Sud peut lui disputer ce privilège. Bastia, naguère, arrivait même à lui damer le pion. Mais il semble qu’elle soit aujourd’hui la ville de Corse où l’on joue le moins. Et si, on y « flambe », le samedi soit, dans certaines maisons bourgeoises, le jeu reste petit. A la dimension d’un snobisme. Les « flambeurs », les vrais, ont cependant l’avenir devant eux, car ce n’est pas demain que les cartes perdront leur magie séculaire. De toute façon, la Corse n’a rien à craindre d’eux. Ils ne risquent pas de la mettre « à tapis ». D’autres s’en chargent.
Jean-Noël Colonna
(1) morra », jeu latin, fondé sur les nombres pairs et impairs à obtenir en ouvrant ou en fermant les doigts d’une seule main. « capretta » morceau de bois fendu en forme de tripode sur lequel sont posées des pièces de monnaie qu’il faut faire tomber à l’aide de palets. « nasu », poker corse. Se joue avec des cartes de Scopa. « china » loto.
(2) Il s’agit de Giocatojo, l’endroit où l’on joue : « u ghjucatoghju »