Le monopole réduisait les usagers à l’état d’immigrants du XIXe siècle et de cochons de payants.
Ceux qui, ces jours derniers, recommandaient l’extension de la DSP maritime (délégation de service public) au port de Toulon, n’ont sans doute jamais vécu ce qu’impliquait le monopole de la Transat sur les lignes Corse/Continent. C’était il y a longtemps, au début des années 1960, j’étais gamine en ce temps-là, mais je m’en souviens comme si c’était hier. A Marseille, avant d’embarquer, assis sur les valises, on patientait des heures dans les halls surchauffés de la Joliette où des margoulins vendaient, à prix d’or, de mauvais sandwichs et des sodas tièdes. Sous d’immenses grues qui happaient les voitures et les déposaient plus ou moins précautionneusement sur les ponts des navires à quai. Ils portaient des noms de villes françaises (Bordeaux, Marseille, Ajaccio) ou de cités qui avaient été des fleurons de l’Empire (Tunis, Oran, Alger). Pour y accéder, il fallait montrer patte blanche à des galonnés peu aimables. A bord, le confort était des plus sommaires, sauf si l’on avait les moyens de louer une cabine en première ou deuxième classe couchettes. La plupart des passagers dormaient en quatrième classe dans des salles puantes sur d’inconfortables chaises longues ou à même le sol. Les plus jeunes et les moins frileux s’installaient sur les ponts, souvent entre les voitures et les ballots du fret. Pour acheter les billets qui permettaient de voyager dans ces pénibles conditions, il leur avait fallu s’y prendre très à l’avance. J’ai souvenir que, dès le mois de mars, j’accompagnais ma mère « poireauter » des heures rue des Mathurins où se trouvait l’antenne parisienne de la Transat et où étaient vendus les précieux sésames. Là, même aux premiers arrivés, on essayait d’imposer prioritairement l’achat de passages en première classe. Les plus chers ! Eh oui, dès l’ouverture des locations, tout était « complet en deuxième classe couchettes ». Du moins selon les dires des personnes peu amènes qui se tenaient derrière les guichets. Le monopole réduisait les usagers à l’état d’immigrants du XIXe siècle et de cochons de payants.
Aberration et hérésie
Ayant vécu tout cela, je suis satisfaite que la plupart des conseillers territoriaux aient manifesté leur opposition à la proposition d’étendre la DSP maritime au port de Toulon. Aller dans le sens de Paul-Marie Bartoli, le président de l’Office des transports, qui soutenait cette extension, aurait représenté une régression. Et un avantage compétitif exorbitant accordé à la SNCM les autres opérateurs étant incités à se retirer. Seuls les élus Front de Gauche ont soutenu Paul-Marie Bartoli, estimant que l’extension de la DSP maritime à Toulon venant s’ajouter la résiliation du dispositif d’aide sociale, interdirait de laisser aux seuls acteurs du marché, la mise en oeuvre des moyens de la continuité territoriale. Les autres élus se sont montrés ouvertement hostiles ou plus que réservés. Jean-Guy Talamoni, au nom de Corsica Libera, a dénoncé un projet qui réinstaurerait un monopole de fait et « donnerait le pouvoir et une nuisance maximale à un système qui a connu tant de dérives ». Autre élu de Corsica Libera, Paul- Félix Benedetti a été encore plus incisif : « Est-ce l’intérêt stratégique de la Corse ? Non ! » Côté autonomiste, Jean Christophe Angelini a ajouté que l’extension de la DSP à Toulon signifierait « financer l’importation » et « s’installer dans une situation de dépendance très coûteuse ». A droite, Camille de Rocca Serra a qualifié d’aberration et d’hérésie l’option toulonnaise, lui déniant tout intérêt économique et financier, la jugeant incompatible avec les règlements européens et subodorant qu’elle visait à aider les entreprises de transport à régler leurs problèmes sociaux. Même du côté de la majorité de gauche, la froideur a prévalu. Corse Social démocrate s’est inquiété d’un possible retour à une situation de monopole. François Tatti n’a pas dit autre chose. Ainsi, Paul-Marie Bartoli n’a pas réussi à convaincre la plupart des conseillers territoriaux qu’une DSP étendue à Toulon servirait les intérêts de la Corse et des usagers. Il eût été désespérant qu’il y parvînt…
Alexandra Sereni