La société corse doit réagir ou se résigner à glisser peu à peu dans les enfers que connaissent les Calabrais, les Napolitains et les Siciliens.
La Corse n’est pas comparable au nord du Mexique. On n’y pratique pas encore les exécutions massives perpétrées par des bandes de pistoleros à la solde des narcotrafiquants. Mais nous progressons. En matière de règlements de comptes, certaines régions de l’île sont déjà comparables au sud de l’Italie. Cela vaut du point de vue statistique, si l’on considère le nombre de meurtres, leur périodicité et la population électorale ou INSEE. Cela vaut aussi au vu des méthodes. En effet, à Ajaccio, dans le Valinco et en Plaine orientale, on assassine désormais à la napolitaine ou à la calabraise. De nuit, à domicile, devant une épouse. Au crépuscule, au risque de blesser ou tuer un nourrisson. A deux pas d’un collège, sous les yeux d’adolescents. Par des tirs nourris croisés sur un véhicule dans lequel sont assis une femme et un enfant. A la sortie d’une boutique, en tirant dans le dos d’une femme. A la terrasse d’un bar, sans se préoccuper de la présence de nombreux clients. Il advient aussi que l’on enlève et torture avant de tuer. La course à la barbarie est lancée.
Une course folle
Si l’on prend en compte l’ensemble du territoire de l’île, cette course folle se traduit, depuis le début de l’année, par une quinzaine d’assassinats ou tentatives relevant du règlement de comptes. Qui sont vraiment les auteurs et les victimes ? Au fond, il convient de ne pas se poser la question car, trop souvent, cela donne lieu à des hypothèses hasardeuses ou à des pratiques de médiatisation à vocation sensationnaliste. En outre, désigner les tueurs ou les tués selon une appartenance supposée à telle bande ou gang, revient à les désincarner et à engendrer des comptabilités ou des supputations respectivement assimilables à des énoncés de résultats de rencontres de football et à des pronostics de classements de championnats. On en vient ainsi à faire oublier que tous ces protagonistes sont des êtres humains (même s’ils ont pu manquer d’humanité) et que les agissements dont ils sont les acteurs ou les sujets, sont des actes très graves qui font le malheur de parents proches, de familles entière et de toute une société : la nôtre ! Outre souligner que des êtres humains meurent, que d’autres les pleurent et que le corps social souffre, il importe aussi de rappeler les causes du sang et des larmes versés lors des règlements de comptes. Il ne s’agit évidemment pas de l’existence de chromosomes du crime comme l’avait suggéré, il y a quelques décennies, un magistrat. Il n’est pas non plus question d’incriminer une culture pointilleuse de l’honneur. Il n’est pas davantage pertinent de dénoncer une propension à la détention d’armes. En réalité, il n’est pas aujourd’hui davantage de fous, d’hommes d’honneur ou d’armes en circulation qu’il y en avait hier. Tout comme dans le passé, il existe de nos jours des conflits d’intérêts qui trouvent une « solution » dans la mort violente d’une des parties. On se fait ces temps-ci la guerre pour contrôler la promotion immobilière, le trafic de stupéfiants, le racket ou des cercles de jeux. A l’instars de ce qui se faisait, au milieu du siècle dernier, pour régenter des trafics de cigarettes, des sites de machines à sous ou des établissements de nuit, et, durant les années 1930, pour rançonner les transporteurs, les rentiers fortunés et les propriétaires fonciers.
Pratiques dangereuses et condamnables
Tout cela ne concerne que les truands, quant au reste de la population, il n’a qu’a compter les points, affirment ceux d’entre nous qui se veulent résolument optimistes ou trouvent quelque intérêt à noyer le poisson. En réalité, toute la société est touchée et risque la gangrène. Si, comme l’a déclaré le procureur général Paul Michel, le grand banditisme n’est assurément pas représentatif de la société corse, celle-ci est en revanche son champ d’action. En outre, il tend à lui instiller ou lui greffer des pratiques aussi dangereuses que condamnables. En effet, au meurtre demeurant encore confiné au sein de la voyoucratie, s’ajoutent la compromission, la corruption, l’intimidation, l’injection « d’argent sale » dans l’économie, la captation de commandes publiques, l’intrusion dans les institutions et la sphère politique. De plus, contribuant à dissuader les investissements vertueux et à éloigner les compétences, le grand banditisme contribue à pérenniser des activités spéculatives et un retard de développement qui représentent son terreau et son réservoir humain. Enfin, étant à l’origine d’enrichissements apparemment faciles, il détermine des modèles de réussite sociale qui rendent la société perméable aux dérives affairistes ou maffieuses. Confrontée à cette situation, notre société doit réagir ou se résigner à glisser peu à peu dans les enfers que connaissent les Calabrais, les Napolitains et les Siciliens. Le temps lui est compté.
Se saisir d’un danger mortel
Bien entendu, il est impossible de remédier en un tour de main au retard de développement. Cependant, il convient de ne pas s’en tenir à ce qu’il est ressorti lors de la session extraordinaire de l’Assemblée de Corse qui a été consacrée à la violence. Alors que Dominique Bucchini déplore que la Corse connaisse « une morbidité six fois plus forte que la moyenne », il n’est en effet pas concevable que l’assemblée délibérante qu’il préside, se satisfasse d’inviter les Corses à s’interroger individuellement et collectivement sur les complaisances, les silences et les proximités qui trop souvent caractérisent sa cohabitation forcée avec le grand banditisme. Par ailleurs, il n’est pas convenable que cette même assemblée continue à disserter à l’infini sur une violence dont elle ne cerne pas les contours. En l’espèce, il ne s’agit pas de débattre d’une violence couvrant de nombreuses réalités et renvoyant à des motivations, des mécanismes et des responsabilités diverses, mais de se saisir d’un danger mortel pour la société que représente une criminalité organisée ayant pour objectif la captation de richesses au mépris de la loi et au besoin par la menace et la contrainte. Ce que les honnêtes gens de cette île sont en droit d’attendre de leurs élus, est qu’ils exigent de l’Etat des mesures à la hauteur d’un danger désormais identifiable et aussi qu’ils s’engagent à ne pas entraver l’action des policiers et des juges.
Pierre Corsi