Combien de statuts avons-nous épuisé sous nos revendications fatiguées ? Trois ou presque sans jamais les avoir vraiment utilisés. Et déjà nous attendons comme le Messie la prochaine avancée institutionnelle. En attendant, au moindre conflit qui nous divise nous faisons appel à l’autorité française, à la main nourricière. Décidément il va nous falloir encore quelques siècles pour mûrir… Au moins.
Le long meuglement des veaux sous la mère
Récemment j’écoutais stupéfié le lamentable (au sens étymologique du terme) appel d’un responsable agricole en direction de l’État français, état et français avec un grand É et un grand F, parce que dix bovins avaient péri empoisonnés quelque part en Corse. Je revois la figure torturée de ce héraut de la cause agricole mais aussi indépendantiste, la voix tragique, le timbre blanc réclamant l’intervention immédiate de l’État. C’est ce même personnage qui, selon un hebdomadaire jusqu’à aujourd’hui non démenti, avait passé en une année 400 coups de téléphone à quatre numéros différents de fonctionnaires des RG. C’était vraisemblablement pour le travail. Il n’empêche que cela démontrait, outre une sérieuse addiction au téléphone portable, une relation quasi ombilicale avec la puissance nourricière (et pour lui occupante). Par-delà, l’anecdote qui pourrait prêter à sourire, un tel comportement est hélas symptomatique de notre ambivalence quasi génétique envers la puissance tutélaire : nous feignons de la détester mais nous l’appelons à l’aide à tout propos. Nous la dénonçons mais pour peu qu’elle s’absente nous beuglons après elle. Nous sommes et nous restons des veaux sous la mère, de ces vitelloni bavards mais incertains.
Bastia ou Ajaccio
La violence corse est une violence de pression et non de rupture. Il serait cruel pour toutes ses victimes de parler de violence d’opérette. Évoquons plutôt une comédie terriblement tragique. Que nous nous l’avouions ou pas, nous vivons dans une situation qui n’a rien d’insupportable. Nous ne sommes pas des Palestiniens de Gaza pas plus que des Indiens andins ou des Tibétains sous la botte chinoise. Nous profitons largement de la manne française et malheureusement celle-ci fait que nous nous sentons coupables d’improductivité au sens capitaliste du terme. Nous avons tort mais c’est ainsi. Nous avons appris au fil des siècles à profiter des miettes que nous octroient les puissances extérieures. Et parce que nous craignons de perdre ces riens nous manions avec un art consommé une violence de basse intensité qui, mis à part quelques débordements dramatiques, n’a de pouvoir que parce que nous vivons en démocratie. Les quelques flingots du FLNC ne vaudraient pas tripette face à la brutalité d’une dictature. Mais le plus douloureux en Corse (mis à part notre toujours surprenante capacité à nous dénoncer et à nous dénigrer les uns les autres) est notre incapacité à vaincre le complexe de Vizzavona, cette frontière qui veut que la Corse soit double refusant à l’infini toute chance de s’unifier. Je n’en veux pour témoignage que le débat clochemerlesque concernant l’implantation de la chambre des métiers de la Région. Les Bastiais ont voté pour Bastia et les Ajacciens pour Ajaccio. Une vieille antienne dans notre île lancinante. Chacun a reconnu la vacuité d’un tel débat puisqu’au bout du bout c’est Paris qui tranchera. Un proverbe plein de sagesse dit : « À quellu chì me dà à manghjà u chjamu Papà ». Celui qui me donne à manger je l’appelle Papa. Après trois statuts novateurs, nous en sommes au même point qu’en 1981 ou presque. Car fort heureusement le monde a changé autour de nous nous obligeant tout de même à un minimum d’adaptation. Mais nous n’avons toujours pas utilisé l’expérimentation législative, geste qui aurait démontré notre véritable volonté d’une auto-administration. Eh bien non ! Au moindre problème c’est allo Papa bobo !
Et la solution cortenaise
Seuls Jean-Christophe Angelini et Jean-Guy Talamoni ont proposé une troisième voie qui elle aussi est aussi ancienne que la Corse : la solution venacaise qui consiste à énoner Corte dès que les partis traditionnels se divisent. Corte est en définitive la solution fantasmatique de tous les problèmes corses : c’est l’épicentre spirituel d’une Corse qui se rêve encore rebelle, rurale et villageoise. Hélas, mille fois hélas ! Elle n’est plus tout cela et il faudra bien un jour qu’on discute des vraies difficultés qu’affronte notre île : un relief tourmenté, des voies de circulation trop sinueuses, un marché morcelé et donc peu rentable, une mentalité qui veut que toute réussite est nécessairement due au grand banditisme ou au piston mais jamais au talent etc etc. La solution cortenaise c’est le lascia corre et la spacca. On roule des mécaniques, on invoque les manes des ancêtres et on accomplit une révolution sur soi-même pour se retrouver exactement à la même place. Il n’empêche que dans l’argumentation de Jean Guy Talamoni, une chose profondément vraie a été dite : tant que la Corse cultivera son campanilisme et sera incapable de faire passer l’intérêt commun avant les intérêts particuliers, jamais rien n’avancera et il se trouvera toujours des veaux pour meugler « Papaaaaaaaaaaaaaaaa » tout en prétendant bien entendu vouloir gagner le pré d’à côté.
GXC