Il y a une difficulté manifeste à appliquer à la Corse, en matière de structures territoriales, les schémas trop uniformes, établis au plan national. C’est ainsi qu’apparaissent particulièrement inadaptés : - le scrutin de liste départemental, qu’il soit majoritaire ou proportionnel, qui fait disparaître le lien direct et identifié entre l’électeur et l’élu (1) - le système « bi-cantonal » généralisé – deux sièges par canton – actuellement envisagé par le gouvernement, sous le signe de la « parité ».
Pour tout dire, les deux formules apparaissent, en fait, contre indiquées, dans la mesure où elles ne peuvent prendre en compte l’exceptionnelle diversité géographique et humaine de l’île.
On doit donc s’orienter vers une approche conciliant l’intégration dans le cadre général de la législation nationale et la prise en considération des réalités du terrain. Cette conciliation pourrait résulter, selon nous, de l’application de trois principes :
1er principe : l’organisation territoriale dans un Etat unitaire – est une compétence de l’Etat –
C’est dire qu’on ne peut déléguer cette compétence à une autorité décentralisée si représentative soit-elle. Il en irait bien entendu différemment dans le cadre d’un Etat fédéral. Le risque de balkanisation est évident.
On est ici dans le domaine traditionnel du Décret en Conseil d’Etat, à l’initiative du Ministère de l’Intérieur, sous le contrôle du Juge. Bien évidemment, l’Etat peut tenir compte des avis et éventuellement des propositions des assemblées locales concernées, si ceux-ci sont en cohérence avec les choix nationaux. Conséquence : la réflexion (et la proposition) pourrait être utilement confiée à une instance consultative spécialement créée, réunissant des représentants de l’Etat, des élus territoriaux, et des experts : INSEE, IGN, au premier chef.
2ème principe : Une prise en compte prioritaire, la réalité de terrain
En Corse plus qu’ailleurs, on ne saurait méconnaître les lois de la Géographie et, dans une moindre mesure, de l’Histoire. D’où l’indispensable prise en considération de la démographie, d’une part, de la superficie et des données naturelles, d’autre part. En excluant une emprise abusive des préoccupations politiques, si légitimes soient-elles. (2)
Dans ce cadre, l’aggiornamento des structures territoriales de l’île, devrait conduire à priori :
* Tout d’abord à privilégier la reconnaissance, donc la représentation des entités naturelles, telles que la géographie, l’Histoire et les développements récents les ont façonnées. (3)
En Corse-du-Sud, personne ne pourra nier que l’Alta Rocca, la Cinarca, les vallées de la Gravone ou du Taravo, sont de vraies communautés de vie, ainsi que le Sartenais. La liste n’est pas exhaustive.
La région de Porto-Vecchio, ou l’Extrême-Sud, sont sans doute, à mieux définir. Mais dans l’ensemble, l’entreprise de reconfiguration semble relativement aisée. Et la délimitation du « Grand Ajaccio » presque évidente.
En Haute-Corse, le Cap, le Nebbio, la Casinca-Marana, la Castagniccia, s’imposent sans soulever de graves difficultés, tout comme la Balagne, dont la conception, large ou étroite, devra seulement être précisée.
L’analyse devra être plus fine et vraisemblablement plus délicate pour certains des territoires plus divers et moins « caractérisés », le Cortenais, la vallée du Golo, la Plaine orientale, par exemple. Il est clair, cependant, ici aussi, que la définition de zones naturelles cohérentes, est une entreprise à la portée d’administrateurs avisés, éventuellement entourés d’experts.
Quant à la localisation du « Grand Bastia » si l’on excepte le cas, à discuter de telle ou telle commune, elle ne doit pas soulever de problèmes particuliers, tant les intercommunalités, dans l’agglomération, sont anciennes et éprouvées.
Au total, dans les deux départements, un travail objectif et apaisé devrait assez facilement déboucher sur une restructuration administrative appropriée et admise par la population, sur la base des antiques « Pievi » des anciens et nouveaux cantons, et sur les établissements intercommunaux plus récents. Elle pourrait prendre en compte, au surplus, les implantations à effet « structurant » tel l’aérodrome de Figari en Corse-du-Sud, ou l’Université de Corte en Haute-Corse.
* Ensuite, à rejeter délibérément tout concept prédéterminé, sauf bien sûr, le souci de cohérence avec les normes générales du droit public. Ce rejet lucide implique, à notre avis, l’application de deux règles :
Ne pas s’imposer des critères généraux préconçus, comme le nombre de circonscriptions dans chaque département – il sera la résultante des redécoupages élaborés – ou la référence à une moyenne démographique départementale : tout au plus pourra-t-on admettre, avec le respect d’un principe de « modération » quant au nombre global des « territoires », l’idée d’un certain équilibre entre milieu rural et milieu urbain, propre, au demeurant, à traduire la « personnalité » départementale.
Tirer profit de la réforme pour procéder aux ajustements des limites administratives actuelles jugées nécessaires, ou tout simplement, opportunes, qu’il s’agisse des limites des cantons, dont le caractère artificiel est parfois évident, ou des arrondissements, si besoin est. Une rectification de la frontière entre les départements est même, éventuellement concevable, encore qu’elle ne paraisse pas s’imposer.
* Enfin, à reconnaître le fait urbain et à en tirer les conséquences au plan de la représentation territoriale
Il s’agit, en fait, de traiter à part les deux agglomérations « capitales » de Bastia et d’Ajaccio, dont le poids dans la vie économique départementale est dominant – et, aux yeux de certains, excessif – mais dont l’influence dans les deux conseils généraux est souvent jugée insuffisante, en raison notamment, de l’irréalité, sinon de l’insignifiance des cantons urbains. Situation qui n’est pas propre à la Corse, d’ailleurs.
En l’espèce, la novation, majeure consisterait à mettre en place, après consultation des deux villes chef-lieu, pour le « Grand Ajaccio » et pour le « Grand Bastia », deux circonscriptions spécifiques, dont les représentants seraient élus au scrutin proportionnel.
Cette dissociation des deux principales conurbations (4) de l’île présenterait plusieurs avantages.
Elle répondrait à une préoccupation de diversité idéologique, propre à satisfaire les mouvements minoritaires. Elle éviterait le pouvoir excessif d’équipes élues au scrutin majoritaire, dans le assemblées départementales
Elle autoriserait une jonction utile avec l’assemblée territoriale, elle-même désignée au scrutin proportionnel.
Elle pourrait présenter un intérêt au delà de la Corse, le problème posé par la représentation du « milieu urbain continu » dans de nombreux départements, étant indéniable.
Reste une difficulté d’ordre juridique, liée à la coexistence dans la représentation d’une collectivité, de deux systèmes électoraux différents, l’un majoritaire, l’autre proportionnel. Elle ne paraît pas insurmontable, s’agissant de structures infra-étatiques, au prix, selon toute vraisemblance d’une habilitation législative.
3ème principe : la réforme des structures territoriale de la Corse s’inscrit dans le cadre des principes généraux de l’organisation administrative du pays.
On se bornera à rappeler les principaux d’entre eux – certains ayant déjà été évoqués – sans hiérarchie intellectuelle aucune.
non prolifération des structures territoriales, coûteuse et mal comprise
primauté du critère démographique, mais en corollaire, bonne représentation des « terres », au prix d’importantes distorsions dans la répartition des sièges
assurance que chaque circonscription territoriale, dotée d’au moins deux sièges, corresponde à un minimum de « densité » démographique, économique et foncière.
équilibre approprié entre la représentation des villes et la représentation des campagnes
enfin, au plan général, maintien des garanties apportées par la tradition démocratique, contrôle de légalité des décisions locales et contrôle de l’excès de pouvoir par le juge, en particulier.
En toute logique, les suggestions qui précèdent, dans la mesure où elles s’efforcent d’éviter, à la fois, l’inspiration centralisatrice – qui ignore les diversités – et le penchant sécessionniste, qui méconnait les solidarités – devraient recevoir, en Corse, une large approbation.
Tant celle des progressistes – reconnaissance du fait urbain, représentation proportionnelle – que celle des conservateurs, respect des entités naturelles (5).
De même, elles ne devraient heurter les convictions, ni des partisans de l’Etat unitaire, ni des adeptes de la décentralisation, puisque leur principal objet est la revitalisation un tissu local authentique.
Jean-Etienne Riolacci
(Ancien préfet de Corse)
(1) Ce système aurait la faveur de certains. Les nationalistes, par exemple, traditionnellement hostiles au scrutin cantonal
(2) Celles-ci traduiront, pour l’essentiel, la compétition entre trois familles, la gauche traditionnelle, la droite traditionnelle, les nationalistes.
(3) Tourisme, immigration étrangère, pyramide des âges
(4) Une conurbation est une agglomération formée par la réunion de plusieurs centres urbains initialement séparés par des espaces ruraux
(5) Dans ce cadre pourrait être prise en compte, par exemple, la dimension « Mare e Monti », si précieuse, en matière d’aménagement et si chère au cœur de la « société Corse »