Les victimes, le lieu et la date ont indiqué le choix de marquer les esprits, de bafouer toutes les valeurs et de terroriser pour régner.
Il y a quelques semaines, je regrettais que ce qui restait des bâtiments de la cave Depeille doive être rasé avec l’assentiment de certains nationalistes. Il me semblait que cette destruction ferait disparaître l’esprit des événements d’Aleria dont ce bâti avait été le théâtre. J’avais le mauvais pressentiment que l’on allait ainsi définitivement réduire en poussière ce qui avait été la noble aspiration de dizaines de milliers de Corses, jeunes ou moins jeunes, insulaires ou exilés. Je ressentais qu’allait s’achever le temps d’une dynamique enthousiaste et désintéressée qui avait proposé au peuple corse d’en finir avec l’encadrement au sein d’un clan, avec l’exil pour trouver un emploi, avec l’interdiction de penser librement, avec la spoliation de sa terre, avec la résignation face à la disparition d’une culture et d’une langue, avec une amnésie imposée dans le rapport à l’Histoire. Je craignais la disparition d’un peu de notre mémoire vivante. Je percevais que le site ne serait plus visible que dans les livres et les images d’archives. J’avais la certitude qu’il serait impossible d’y faire respirer à nos enfants et petits-enfants, cet air de révolte et d’espérance qui flottait toujours entre les pans de murs encore debout. Je mesurais que le 22 août 1975 à Aleria ne relèverait plus que de la mémoire minérale et des symboliques standardisées qui caractérisent les monuments aux morts. Je sentais venir que l’on passerait d’un ressenti quasi charnel avec l’Histoire, à un devoir de mémoire qui au fil des ans ne brancherait plus que des nostalgiques assurant le service minimum du souvenir autour d’un mémorial.
L’espoir rompu
J’avais aussi conclu en confiant mon sentiment qu’en remplaçant petitement un prestigieux vestige, on serait à la hauteur de ce que nous avons collectivement édifié depuis Aleria : une Corse désincarnée qui se réfugie dans les mots grandiloquents et les traductions laborieuses, pour faire oublier ses dérives éthiques et culturelles. Et j’avais émis la crainte que le futur mémorial soit le parfait totem de nos rêves ô combien revus à la baisse. Je n’ai pas changé d’avis. Un événement meurtrier ayant eu lieu à Quinzena, un hameau situé à quelques kilomètres d’Aleria, le dimanche de Pâques alors que l’on aurait du célébrer la Résurrection, a d’ailleurs conforté ma vision pessimiste. L’assassinat de Jo Sisti et de Jean-Louis Chiodi a en effet représenté une rupture avec ce qui autorisait encore l’espoir. Certes, bien d’autres hommes qui avaient fait le nationalisme, sont tragiquement tombés durant les années 1990. Certes la criminalité organisée avait déjà tué des centaines de fois dans notre île depuis un demi-siècle. Mais la page des affrontements fratricides avait fini par être tournée et les criminels sont, somme toute, des composantes normales de la société depuis que le monde est monde. En revanche, la Pâques sanglante de Quinzena a révélé une volonté dépassant la dimension criminelle. Les victimes (deux nationalistes connus, deux hommes respectés appartenant à la même famille), le lieu (un coin de terre corse voué à l’ancestrale activité d’éleveur) et la date (le dimanche de Pâques) ont indiqué le choix de marquer les esprits, de bafouer toutes les valeurs et de terroriser… pour régner. En ce tragique dimanche de Pâques 2012, certains ont affirmé l’ambition d’imposer une Corse du cauchemar mafieux et d’enterrer la noble aspiration de toute une génération.
Alexandra Sereni