« Quand il y a du monde, parle français ! »
L’été, dans les pierres plus que bicentenaires de notre maison de village, au nom du savoir vivre, la langue corse est devenue une langue morte.
Quand j’étais encore enfant, mes parents avaient le sens de ce qu’ils croyaient être des convenances concernant l’usage de la langue corse. Ma famille élargie partageait leur conception du savoir vivre en ce domaine. Cela se manifestait généralement ainsi. Quand nous étions réunis, la langue corse était utilisée par tous et pour le plus grand bonheur de tous. Mais, l’été venu, on notait un changement quand arrivait ma tante Anna-Maria en compagnie de son époux Roger, l’ingénieur, et de ses marmots Gisèle et Yann. Tous les trois étaient non corsophones et fiers de cet état. Ah ! Le Roger, un pur produit de « pointu », sûr de la supériorité de la Douce France en tous les domaines, avec un accent et une gouaille à la Pierre Perret. Si le karaoké avait alors existé, il aurait triomphé dans les soirées en chantant le « Zizi » ou « Les jolies colonies de vacances ».
Une langue morte
Quand ces quatre arrivaient, l’usage de la langue corse devenait une opération délicate. Quand zià Anna-Maria était seule, on continuait de s’exprimer en langue corse. Quand, tonton Roger ou ses marmots l’accompagnaient, on passait à ce qu’en patinage artistique on appelle des exercices imposés. Tout le monde, sauf ma grand-mère, se mettait à parler français, au nom de la règle de savoir-vivre stipulant que « « Quand il y a du monde, on parle français ! ». Seule grand-mère faisait de la résistance, affirmant que « Roger, depuis le temps qu’il venait au village et vivait avec sa fille, aurait pu se mettre au corse, comme il s’était mis à l’espagnol et même un peu à l’arabe pour mieux se faire comprendre des ouvriers qu’il dirigeait sur les chantiers ». Aussi, en présence de grand-mère, la maisonnée avait des apparences de congrès international. On y pratiquait une langue dominante (le français) et la traduction simultanée pour l’obstinée « Mammone » qui se refusait à user de la langue de Molière et s’obstinait à rester fidèle à celle de Grossu Minutu. Les années passant, « Mammone » est partie au Ciel alors que la Gisèle et le Yann nous ont fait bénéficier de l’ajout de leurs moitiés et de leurs progénitures fleurant bon le bassin parisien. Depuis, l’été, dans les pierres plus que bicentenaires de notre maison de village, au nom du savoir vivre, la langue corse est devenue une langue morte.
Vive l’impolitesse !
L’autre jour, en prenant connaissance de la volonté d’un élu territorial affirmant qu’en matière de promotion de la langue corse, il faut être volontariste sans jamais exclure personne, et donc traduire le corse en français lors des questions orales à l’Assemblée de Corse, je n’ai pu m’empêcher de penser qu’il s’engouffrait dans le même chemin qui avait conduit à la disparition de l’usage de la langue corse au sein de notre maisonnée. Aussi, à mon sens, les non corsophones qu’ils soient ou non d’origine insulaire, n’ont pas à nous imposer leur refus opiniâtre ou leur paresse concernant l’acquisition de la langue corse. Quant aux élus qui ne parlent pas le corse ou ne le comprennent pas, mais qui nous disent lors de chaque scrutin vouloir « Sauver la culture et la langue corses », je leur suggère de mettre en adéquation leurs promesses électorales avec leur pratique quotidienne, en se formant à la langue corse. Vive l’impolitesse ! Et tant pis si cela choque ou indispose les Tontons Roger et leurs descendances !
Alexandra Sereni