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NUL BESOIN D’UN PONT NEUF…

jeudi 7 février 2013, par Journal de la Corse

La signification et l’émotion d’un site ou d’un monument tiennent de son histoire. Mettre en valeur Ponte Novu, oui. Le reconstruire, non. Laissons la reconstruction aux quartiers HLM.

Enfant, j’étais émue par le site de Ponte Novu. Il éveillait aussi mon imagination. Il est vrai que sur fond de sombres collines couronnées de brume, le pont à demi ruiné jeté sur un Golo rendu impétueux par la fonte des neiges, exhalait un passé aux accents de tragédie. Même pour qui ne connaissait pas l’Histoire, je crois que le site, alors quasiment à l’abandon, se révélait poignant. Moi, l’Histoire, je la connaissais un peu. Par la croix du Ricordu d’abord, qui, avant qu’un camion la pulvérisât, rappelait au passant qu’il s’était déroulé là quelque chose de terrible et de magnifique à la fois. Par le récit ensuite, que me faisais mon grand-père. Certes, comme la plupart des Corses de sa génération, il ignorait à peu près tout des faits et des enjeux réels de l’Histoire de Corse au 18ème siècle. Mais la mémoire collective lui en avait appris assez pour ressentir et transmettre ce qui faisait la solennité et le caractère sacré de Ponte Novu ; et aussi pour exprimer, lui qui avait guerroyé au Chemin des Dames et était fier de s’être battu pour la France, une nostalgie inconsciente du temps où la Corse était maîtresse d’elle-même. « Tous les Corses ne sont pas morts à Ponte Novu » disait-il souvent… Je dois donc à cet aïeul qui avait le drapeau tricolore au cœur et des restes de gaz moutarde dans les poumons, d’avoir appris à respecter Ponte Novu. Je lui dois aussi d’avoir su très tôt que « la Corse qui avait eu un roi Théodore et un chef appelé Pascal Paoli, ne s’était pas laissée vendre par Gênes à la France, mais avait, à Ponte Novu, perdu son indépendance les armes à la main ».

Une reconstruction sacrilège

Les années ont passé. Ponte Novu est aujourd’hui devenu un site à fort enjeu politique. Le nationalisme vient s’y ressourcer chaque année, y trouvant une part de sa légitimité, un exemple de sacrifice patriotique et le fil d’une histoire de résistance nationale qu’il juge ininterrompue et toujours en capacité d’étonner le Monde. Les autorités officielles et les élus des partis nationaux ont désormais eux aussi investi les lieux. Ils y ont même investi de nombreux euros pour les mettre en valeur. Le pont et ses abords ont été « aménagés » et « sécurisés ». On peut s’y garer, y faire des photos et même y pique-niquer. Bien entendu, les aménagements n’ont pas uniquement été opérés selon des objectifs désintéressés. Il s’y mêle le sentiment d’un devoir de mémoire, la volonté de réconcilier le passé à tête de maure et le présent tricolore, et la préoccupation de répondre à des attentes de fréquentation touristique et de développement local. Cependant, même si l’on peut critiquer les aménagements apportés ou en partie ce qui a motivé leur réalisation, tout cela n’a rien de vraiment scandaleux. Ces réalisations présentent au moins trois qualités : respecter grosso modo la charge émotionnelle du site ; ne pas dénaturer le signifiant sacré des lieux ; ne pas effacer les traces de l’Histoire. En revanche et malheureusement, il n’en est pas de même concernant le projet de reconstruction du pont. Réaliser ce projet irait dans le sens d’une perte irrémédiable d’émotion, de signifiant sacré et de témoignage historique. Avec un bel ouvrage bien campé dans le lit du Golo, il en serait fini de l’image de passé tragique qu’offre le pont à demi ruiné quand les porteurs de bermudas à fleurs veulent bien le laisser tranquille. En outre, n’ayant jamais supporté le poids de ce qui fut l’armée corse, les piles reconstruites et la partie de tablier reconstituée n’auraient rien de sacré. De plus, ils rendraient anonymes les mètres de pont où coula le sang des combattants. Enfin, la reconstruction effacerait que ce pont vécut aussi d’autres moments forts de l’Histoire, sa demi-ruine ayant été occasionnée par les combats pour la libération de la Corse en septembre 1943. Ne confondons pas mise en valeur et massacre ! Ponte Novu n’a vraiment nul besoin d’un pont neuf.

Alexandra Sereni

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