Patrick Strzoda, préfet de Corse, revient, pour les lecteurs du JDC, sur l’année écoulée. Il analyse, également, les perspectives pour la Corse à court et moyen terme. Avec comme leitmotiv, la lutte contre la grande criminalité.
Quelle analyse, faites-vous, de l’année qui s’est écoulée ?
Ce fut une année très chargée sur tous les plans, marquée par un changement politique au sommet de l’Etat. Ce changement a nécessité une mobilisation particulière concernant la Corse. Il a fallu, en effet, informer les nouvelles équipes ministérielles de l’état d’avancement de tous les dossiers et, surtout, faire en sorte qu’elles puissent rapidement prendre des décisions sur les dossiers les plus importants, tels que l’énergie ou l’agriculture. Je me suis, ainsi, rendu à plusieurs reprises auprès des ministères concernés afin de mettre les nouvelles équipes au courant et les sensibiliser sur les attentes locales. Ce travail a été fait par tous les chefs de services de l’Etat, ce qui a permis d’assurer la continuité de l’administration du territoire et de mettre en œuvre les nouvelles orientations gouvernementales (notamment dans l’éducation ou l’emploi…)
Cette année a été malheureusement marquée de nouveau par le fléau de la grande criminalité qui, avec 19 meurtres perpétrés, ne cesse de perdurer.
Il est certain que la question de la violence en Corse, notamment les homicides, place l’Etat en première ligne. Il faut souligner qu’en matière de délinquance générale ou de lutte contre le trafic de stupéfiants, les services ont obtenu des résultats encourageants. Evidemment, les assassinats constituent une triste particularité. Si le chiffre est en baisse par rapport à 2011, ce sont 19 assassinats de trop ! Comme vous le savez, il s’agit essentiellement de règlements de compte liés à la grande criminalité. Certains crimes ont particulièrement choqué l’opinion publique, soit en raison de la personnalité des victimes, soit parce qu’ils sont commis au cœur de la cité. Il faut éradiquer cette forme de violence qui fragilise la communauté insulaire, freine le développement et fait l’objet d’un rejet unanime de la population.
La plupart des assassinats commis depuis cinq ans, ne sont toujours pas résolus. Faut-il y voir un constat d’échec ?
Les enquêtes avancent. En 2013, une quinzaine d’affaires concernant des homicides ou tentatives perpétrés depuis 2008, seront jugées aux assises. En matière de règlements de compte, les enquêtes sont toujours plus compliquées et donc plus longues. Ces enquêtes révèlent que la plupart des règlements de compte trouvent leur origine dans des dérives affairistes opposant des bandes de criminels qui veulent contrôler des secteurs d’activité ou des territoires en développement. C’est pourquoi, le 22 octobre dernier, le Premier Ministre a décidé d’une stratégie globale de lutte contre la criminalité organisée en Corse. Cette stratégie se caractérise par trois orientations.
Tout d’abord, un renforcement des effectifs des services qui sont chargés de contrôler ou d’enquêter dans les secteurs où se développe l’affairisme. Des spécialistes formés à la lutte contre la délinquance économique et financière viennent, ainsi, renforcer le pôle économique et financier de Bastia, les services judiciaires de la gendarmerie et de la police.
La deuxième orientation consiste à mieux coordonner l’action de tous les services de contrôle et d’enquête. Le procureur général de Bastia et les préfets de la Corse-du-Sud et de Haute-Corse animent plusieurs instances où se déroule concrètement cette coordination.
Enfin, tous les services locaux bénéficient de l’appui et des moyens de services ou d’offices centraux, sur décision d’une cellule interministérielle placée auprès du Premier Ministre. Chaque mois, je rends compte à cette cellule de l’avancement des contrôles en cours et je sollicite les concours et les renforts dont nous avons besoin localement. La cellule interministérielle s’est déjà réunie deux fois et plusieurs inspections ont été lancées.
Je peux vous assurer que l’Etat est pleinement opérationnel.
Pourquoi l’Etat a-t-il attendu aussi longtemps pour mettre en place une telle stratégie ?
Les moyens juridiques, techniques et humains pour lutter contre la grande criminalité existent depuis longtemps. On n’a pas besoin de créer une législation spécifique. Ce qu’il faut à présent, c’est de la constance dans la détermination et dans l’action, et une coopération sans failles de tous les services, locaux et centraux, pour lutter contre le crime organisé. Par son attention et son soutien aux services, le Gouvernement a créé les conditions favorables pour améliorer le taux d’élucidation des crimes, accélérer le traitement judiciaire des dossiers, renforcer la lutte contre la délinquance économique et financière par des contrôles ciblés (contrôle fiscal, contrôle des marchés publics, lutte contre le travail clandestin…).
Comment travaillez-vous avec le gouvernement sur ces dossiers ?
Je suis en relation permanente avec la cellule interministérielle placée auprès du Premier Ministre, qui suit la mise en œuvre de la stratégie de lutte contre le crime organisé en Corse, et chaque mois je rends compte devant ses membres de l’avancement des dossiers. Je suis également en contact quotidien avec les collaborateurs du Ministre de l’Intérieur, et, chaque fois que les préfets sont convoqués à Paris, le ministre, Manuel Valls, me reçoit pour que je lui fasse le point sur la Corse, une île qu’il connaît bien. Le ministre m’a d’ailleurs appelé plusieurs fois sur mon portable pour préciser ses directives. Ce travail en profondeur, porté par tous les chefs de services de l’Etat, en total harmonie avec l’autorité judiciaire, est indispensable pour rétablir la confiance avec la société corse.
Le changement de gouvernement a-t-il modifié la donne au niveau de tâches qui vous incombent ?
Le travail d’un préfet est d’informer régulièrement et précisément les ministres sur la situation économique et sociale dans son département, sur l’état de l’opinion publique, mais surtout de diriger et de mobiliser les services de l’Etat pour mettre en œuvre les politiques publiques décidées par le Gouvernement. Compte tenu du changement de majorité, j’ai d’abord donné la priorité au devoir d’information, pour permettre aux nouvelles équipes de pouvoir décider rapidement. Plusieurs de mes interlocuteurs à l’échelon national connaissent très bien la Corse et les préoccupations de ses habitants : c’est notamment le cas du Secrétaire Général de l’Elysée, M. Pierre-René LEMAS, qui a été préfet de Corse. C’est pourquoi il n’y a pas eu d’interruption ou de retard dans le traitement des dossiers importants comme l’énergie, l’agriculture ou la santé. En même temps, nous avons mis en œuvre les nouvelles orientations gouvernementales en matière d’emploi (installation du Commissaire au redressement productif, lancement de 400 emplois d’avenir…), de logement (mobilisation du foncier, augmentation de la production de logements sociaux…) ou de relance économique (mobilisation des crédits du PEI et des programmes européens pour maintenir l’activité économique…).
2012 a été également marqué par une recrudescence des attentats avec plusieurs vagues en mai, septembre et décembre. Quelle en est votre analyse ?
Sur cette question, il ne faut pas transiger. Ce sont des actes de violence et il faut les condamner. La Corse a connu trois « nuits bleues » qui ont été revendiquées. Elles avaient pour motivation la lutte contre la vie chère, la lutte contre la spéculation foncière ou la protection du littoral…Il existe des moyens pacifiques et démocratiques pour traiter ces sujets. Plusieurs d’entre eux font l’objet de débats au sein de l’Assemblée de Corse. Ces actions sont inutiles, illégales et attentatoires à l’image de la Corse.
Quel est votre sentiment sur la fin des arrêtés Miot ?
Dès que la décision du Conseil constitutionnel a été rendue publique, j’ai eu de nombreux contacts qui m’ont permis d’en mesurer les conséquences techniques, économiques, mais aussi politiques. J’en ai informé le Gouvernement en insistant sur la situation particulière de la Corse au regard des biens en indivision.
Les PLU annulés et les permis de construire, dont certains accordés sur des sites remarquables montrent que la situation reste confuse en matière de foncier. Qu’en pensez-vous ?
Soyons précis : jamais un PLU n’a autorisé l’urbanisation de secteurs classés « remarquable ». Aujourd’hui, la situation est plutôt en train de se stabiliser. Les PLU qui ont été annulés avaient été élaborés il y a plusieurs années (entre 2005 et 2009). Les PLU élaborés plus récemment (entre 2010 et 2012) ont pris en compte l’évolution de la jurisprudence administrative et n’ont pas donné lieu à des annulations. Avec le PADDUC, qui pourra notamment préciser les modalités d’application de la loi littoral, les PLU devraient cesser d’être un sujet de polémique. Le PADDUC est une démarche qui doit être soutenue et dont je souhaite l’aboutissement dans les délais annoncés. La Corse disposera, ainsi, d’un modèle de développement et d’aménagement du territoire élaboré par son assemblée délibérante, et qui précisera la destination et les usages du foncier : il s’agit d’abord d’un projet politique, qui se déclinera ensuite en directive territoriale. L’unanimité qui s’est manifestée au moment de l’adoption des orientations stratégiques par l’Assemblée de Corse en juillet dernier incite à l’optimisme quant à son élaboration.
Quels sont les enjeux de l’agriculture corse ? Comment, dans ce domaine, concilier un développement soucieux d’une certaine authenticité et les contraintes exigées par l’Europe ?
Pour l’agriculture corse, un des principaux enjeux de la prochaine PAC est la prise en compte, par les autorités communautaires, des particularités de l’élevage. Il s’agit d’un modèle d’élevage extensif qui nécessite que soient éligibles aux primes européennes des superficies jusqu’à présent exclues. C’est le sens des négociations menées actuellement entre l’Etat, la CTC et son office l’ODARC, et la Commission Européenne. Ces négociations sont, pour l’instant, favorables au mode d’élevage qui caractérise les îles de la Méditerranée. La reconnaissance, par Bruxelles, de l’élevage extensif en milieu insulaire permettra ainsi de renforcer une filière qui met la qualité et l’authenticité au cœur de son projet de développement.
Quelles sont les perspectives en matière de politique énergétique, pour la Corse après le plan de 2005 ?
Il y a un mois, Mme Delphine Batho, Ministre de l’Ecologie, écrivait à M. Paul Giacobbi pour lui confirmer qu’à l’horizon 2018/2020 les nouvelles centrales de Lucciana et d’Ajaccio fonctionneront au gaz naturel, et que dans l’attente de l’arrivée du gaz naturel à Lucciana, cette centrale utilisera le fuel léger.
La situation sociale de l’île semble, par ailleurs préoccupante avec un taux de chômage important, une précarité accrue, la cherté de la vie et des problèmes liés au logement. Des thèmes pour lesquels vous avez été souvent sollicité au cours de l’année. Peut-on inverser cette tendance, comment et quel est le rôle de l’Etat dans ces domaines ?
Dans une déclaration du 20 décembre dernier, le Président de l’Assemblée de Corse, Dominique Bucchini, déclarait que, s’il appartient à l’Etat d’éradiquer la violence dans l’île, il revient aux collectivités, et d’abord à la CTC, de créer les conditions d’un développement économique susceptible d’enrayer la dégradation de la situation sociale. Mais l’Etat reste le principal partenaire pour garantir ce développement, car il participe de manière significative à la lutte contre le chômage (400 emplois d’avenir créés en 2013 pour 9 millions d’euros, 1 600 contrats aidés, les contrats de génération), à l’amélioration du logement pour tous (3,5 millions d’euros par an pour financer la production de 300 à 500 logements sociaux chaque année ; 15 millions d’euros réservés à l’établissement public foncier), aux opérations de rénovation urbaine d’Ajaccio et de Bastia et au soutien de filières économiques créatrices d’emploi (agro-alimentaire, énergies renouvelables…).
Vous entretenez des relations privilégiées avec l’Assemblée de Corse. Un avantage pour mener à bien les dossiers de l’île ?
Les relations de travail entre les services de l’Etat et ceux de la Collectivité sont quotidiennes et confiantes. Le pilotage des politiques publiques se fait conjointement entre le président du conseil exécutif et le préfet de Corse : en deux ans, aucun dossier ne nous a opposé ce qui prouve la qualité du travail accompli en amont de la prise de décision, par exemple pour la répartition des crédits européens et des crédits du PEI. Je me félicite de pouvoir travailler avec tous les conseillers territoriaux, sans exception, et je rencontre fréquemment le président de l’Assemblée de Corse, Dominique Bucchini, pour échanger sur des préoccupations communes. Il en est de même avec les présidents des conseils généraux et des agglomérations ainsi qu’avec les maires des communes des deux départements. Ces relations de confiance sont fondées sur le respect mutuel, celui des personnes, mais aussi des institutions et de leurs compétences respectives. Je n’imagine pas qu’il puisse en être autrement. En période de crise, la mobilisation de tous est nécessaire, et la convergence de leurs actions est indispensable.
Que pensez-vous des réformes institutionnelles et constitutionnelles revendiquées par la Collectivité ?
Tant que les débats en cours au sein de l’Assemblée de Corse ne sont pas terminés, il m’est difficile de m’exprimer sur ce sujet. Ce qui me paraît important, c’est qu’il y ait débat, et qu’il se déroule au sein de l’Assemblée de Corse. Et ce qui me paraît indispensable, c’est que les évolutions qui seront souhaitées soient utiles pour résoudre les problèmes que nos concitoyens rencontrent dans leur vie quotidienne et qu’elles soient compatibles avec le cadre républicain dans lequel le Gouvernement veut bâtir son contrat de confiance avec la Corse.
Que pense, le sportif passionné que vous êtes, de la présence de 3 clubs corses professionnels de football en L1 et L2 ?
Que ces 3 clubs de football soient arrivés à ce stade de la compétition en dit long sur le travail, l’engagement et l’ambition qui sous-tendent le monde du sport en Corse. Cela rend d’autant plus regrettable le comportement irresponsable et provocateur de quelques excités qui gâchent trop souvent la fête.
Le tour de France 2013 en Corse ? Quel y sera le rôle de l’Etat ?
L’Etat est fortement engagé dans la préparation de ce grand rendez-vous entre une île de caractère et une compétition mythique. Il le fait dans un partenariat étroit avec la CTC. L’Etat a plus particulièrement en charge la sécurité de l’épreuve et le maintien du fonctionnement des services indispensables à la population.
Vous étiez dans l’inconnu en arrivant en Corse en 2011. Vous avez, depuis gagné la sympathie d’une grande partie de la population. Que cela vous inspire-t-il ?
C’est un enrichissement humain. Le fait de pouvoir avoir des contacts simples, directs, sans arrière-pensée, avec de très nombreuses personnes de tous les secteurs d’activité est le meilleur moyen de comprendre les vrais problèmes et préoccupations des gens. Cela permet aussi d’être plus utile.
Quel message souhaitez-vous délivrer à la population de Corse pour 2013 ?
L’année 2013 sera une année difficile sur le plan économique. Mais il faut garder confiance, car la Corse a des atouts, elle a de l’énergie, et le Gouvernement maintiendra ses engagements pour garantir son développement. Mais tout ceci n’a de sens que si nous arrivons à lutter efficacement contre les violences pour que la population puisse envisager l’avenir avec confiance.
Interview réalisée par Philippe Peraut