« La vérité de cette période n’est pas que l’État est impuissant, mais qu’il est au service de l’oligarchie » (Emmanuel Todd)
Paul Giacobbi nourrit régulièrement son blog. Il ne laisse à personne le soin d’écrire à sa place. Il ne confond pas cet outil de libre expression avec une sorte de journal retraçant ses faits et gestes politiques. Il fait partie des rares décideurs politiques capables de réfléchir à des enjeux globaux ou ne concernant pas directement leur sphère de pouvoir. Cette pratique fait grincer des dents, y compris au sein de la gauche corse. Les détracteurs se partagent en deux camps. Les uns considèrent que le Président du Conseil exécutif ferait mieux de consacrer son temps et sa matière grise à résoudre les problèmes de la Corse et des Corses. Les autres, plus acerbes, estiment qu’il n’est qu’une grenouille corse se prenant pour un bœuf planétaire. Ces appréciations manquent de pertinence. Elles trahissent des esprits pour qui considérer les choses par le bout de la lorgnette identitaire, fait office d’exploration des problématiques globales. Elles manifestent une incapacité à examiner le fonctionnement systémique de l’espace mondialisé auquel aucun d’entre nous ne peut échapper. Sans être toujours en accord avec l’action politique ou la réflexion de Paul Giacobbi, on peut approuver sa démarche. Il nous arrive même de tenter d’y associer nos lecteurs. Un peu comme dans le présent « papier » qui ne se bornera pas à assurer que tout problème se posant en Corse, résulte uniquement de l’action ou l’inaction de l’Etat, de l’incompétence ou le laxisme d’un élu, des mauvaises habitudes clanistes ou clientélistes de la société. A partir d’une analyse empruntée au sociologue contemporain Emmanuel Todd, on vous invitera à une réflexion sur la crise mondiale qui, depuis plusieurs années, impacte la société insulaire. Mais, au préalable, on vous conviera à mettre de côté ce que le sociologue Durkheim appelait des prénotions, c’est-à-dire à faire table rase d’apparences présentées comme des réalités. Emmanuel Todd nous adjure en effet de ne pas être dupes de ce qu’il appelle des « concepts mystificateurs » (les marchés, les banques, les agences de notation américaines), qui ne sont selon lui que des « faux nez » camouflant la prise du pouvoir, à l’échelle mondiale, par les plus riches. Il précise que, sous couvert de protéger l’économie mondiale et l’argent des petits épargnants, ces organismes sont au service des plus nantis et de leur volonté de contrôler les Etats et les peuples. « Il suffit d’observer les parcours de certains individus entre la haute administration, les firmes américaines, Bruxelles et, désormais, les gouvernements pour comprendre. Si une même caste contrôle les marchés et les États, l’opposition entre les uns et les autres n’a plus aucun sens » explique-t-il.
L’État est prioritairement un État de classe
A cette imbrication entres les « élites » et les grands possédants, s’ajoute une « accumulation excessive d’argent dans les strates supérieures de la société ». Emmanuel Todd rappelle que « la baisse, ou la stagnation, des revenus des gens ordinaires est allée de pair avec la hausse des revenus des 1% les plus riches et, à l’intérieur de ce petit groupe, des 0,01% les plus riches. » et affirme « L’État est prioritairement un État de classe. Le capitalisme financier contrôle à nouveau les États. » Cela étant, Olivier Todd incite à ne pas tomber dans le piège visant à camoufler les responsabilités : « La spécificité de l’oligarchie française, c’est sa proximité avec la haute administration. Ses membres ont souvent étudié dans de grandes écoles sans forcément être des héritiers, parlent en général très mal l’anglais, sont incroyablement français dans leurs mœurs et n’en finissent pas de se faire rouler par les vrais patrons, l’oligarchie américaine. La soumission à Standard & Poor’s et Moody’s est une soumission à cette oligarchie. Quant à l’oligarchie allemande, nouvelle venue dans le système de domination, elle s’habitue à traiter les Français comme de simples vassaux. » Emmanuel Todd montre aussi combien ces oligarchies déterminent les politiques économiques des Etats et les souffrances des peuples. D’une part, en poussant les Etats à s’endetter : « Ce ne sont pas les emprunteurs qui sont, fondamentalement, à l’origine de la dette, mais les prêteurs, qui veulent placer leurs excédents financiers (…) Un État qui s’endette est un État qui, grâce au monopole de la contrainte légale, permet aux riches d’obtenir une sécurité maximale pour leur argent. » D’autre part, en incitant les Etats à se priver de ressources propres : « En France, les ultra-riches ont bénéficié d’une baisse de leurs impôts qui leur permet de prêter à l’État les ressources dont il s’est lui-même privé. Sans oublier l’auto-interdiction pour celui-ci de fabriquer de la monnaie, établie par la loi Pompidou dès 1973 (…) Chaque année, les Français se voient ainsi ponctionner, à travers la TVA et les impôts directs, 250 milliards d’euros, dont près de 50 milliards d’intérêts, qui vont à des gens qui ont déjà trop d’argent (…) Voilà ce que cache le discours alarmiste et moralisateur sur l’endettement abyssal (…) L’État devient une machine à rançonner les populations au bénéfice des plus riches (…) Les riches aiment prêter. Et les usuriers aiment saisir les biens si l’on ne peut rembourser. Privatiser les biens de l’État grec, par exemple (…) En aidant l’État grec à trafiquer ses comptes, la banque Goldman Sachs (photo) s’est comportée en usurier. Maintenant, ce qu’on appelle « aider » les Grecs, c’est les maintenir en état d’être rançonnés.
Pierre Corsi