Damien Delgrossi est aux commandes du Centre de Musique Traditionnelle de Corse depuis ses débuts en 2001. Depuis douze ans, il travaille afin de promouvoir l’extraordinaire richesse que constitue la musique traditionnelle. Avec une mission : rendre accessible au public les quelque 1500 heures de fond sonore. Il analyse, dans cet entretien, la situation actuelle de la musique et du chant corses, tout en livrant quelques clés pour sa sauvegarde.
Quelle est la genèse du CMT ?
Il est né à la suite de l’étude effectuée, en 1995, par une ethnomusicologue chilienne, Rosalia Martinez. Une étude globale de la vie culturelle, en Corse dans le domaine du traditionnel. Après cette analyse, l’Assemblée de Corse avait, en 1999, décidé la création d’un Centre de Musique Traditionnelle. Il est né en juillet 2001 et a été, ensuite, labellisé, comme tous les autres CMT de France, par le ministère de la culture. Sa mission primordiale était la formation. Ce, jusqu’à 2009, date à laquelle, une refondation, par rapport aux missions, a eu lieu.
Pourquoi cette refondation ?
Jusqu’à 2009, le Centre a fonctionné essentiellement avec l’enseignement de la musique traditionnelle par Minicale et Cèccè Pesce, pour ce qui est des instruments, et Petru Guelfucci, pour ce qui est de la voix. Suite à un nouvel audit, au cours duquel on a procédé à l’interview de la plupart des acteurs culturels locaux et des institutions publiques, il a été conclu que le CMT devait, à l’instar des autres structures de France, se consacrer plus à la mise en réseaux des associations culturelles que sur la formation. Partant de là, le CMT a arrêté la formation et dispense, depuis, ses cours, par le biais du réseau d’associations qu’il fédère. Ce réseau regroupe 36 associations fédérées et un pôle, « U filu d’Amparera » qui est, en quelque sorte, un relais local disposant des quatre axes majeurs d’un CMT, c’est-à-dire, la formation, la recherche, la diffusion et la création. Un deuxième pôle devrait voir le jour prochainement à Pigna.
Quel constat peut-on faire, aujourd’hui, de la musique traditionnelle en Corse ?
Il y a des choses immuables, éternelles comme la paghjella, le currenti ou le chjam’è risponde. Le traditionnel peut, ensuite, intégrer d’autres formes telles que les guitares et mandolines ajacciennes des années 40-50 qui sont, certes, d’inspiration italienne mais qui font partie de notre patrimoine. Le jeu de Paulo Quilici ne se retrouve, ni chez les manouches, ni en Italie. Il y a une spécificité locale très forte. Ethymologiquement, traditionnel vient du latin « traditere » qui signifie transmis. Et s’il y a coupure dans la transmission, il y a danger.
N’y a-t-il pas, justement, coupure, aujourd’hui ?
On constate, en effet, énormément d’influences extérieures. Et quand on me dit, bien souvent, que l’on est trop repliés sur nous-mêmes, au regard de la discographie actuelle, je trouve, au contraire, la Corse extrêmement ouverte. Il faut rester vigilant là-dessus. Un CMT est aussi là pour essayer de maintenir des caractéristiques qui nous propres. Rejeter l’autre ne sert à rien mais se rejeter soi-même, c’est encore pire !
Quel constat peut-on dresser, de la musique, telle qu’elle est pratiquée en Corse, aujourd’hui ?
On note une vitalité énorme au vu des chiffres de la SACEM. La création est très importante par rapport à la population et cela démontre certainement un intérêt fécond pour la musique. Néanmoins, il y a une certaine uniformisation des versi ou des timbres qui peut paraître inquiétante d’un point de vue personnel. Nous avions, autrefois, une richesse, une diversité et une musicalité très rare qui ont, malheureusement disparu, aujourd’hui. Tout le monde chante de la même façon. Mais c’est aussi dû à l’uniformisation du peuple. On note, également, une rupture du public. En Sardaigne, vous verrez 1.000 personnes assister un concert de Launeddas. Qui, en Corse, va venir assister à un concert de cialamella ?
N’a-t-il pas manqué, à un moment donné, un lien avec la transmission ?
Oui, c’est évident et à l’époque du riacquistu. C’est pour cela que le groupe Canta u populu corsu a été créé. On prenait conscience de ce qu’on allait perdre. On doit, à cet effet, beaucoup à « Canta » mais on oublie souvent de citer le groupe « A Manella » qui a été le premier à chanter des paghjelle sur scène. Le riacquistu était nécessaire, inévitable mais, comme toute chose, il a eu son revers. Et ce revers, c’est qu’en voulant sauver une culture, on en a, peut-être, créé une autre. À ce titre, si l’on regarde la production discographique, il y a un avant 1975 et un après 1975, c’est significatif.
La paghjella est à l’Unesco. Peut-on dire, pour autant, qu’elle est sauvée ?
De nos jours, rien n’est sauvé ! Le gros problème, c’est qu’il n’y a pas de relève. Ceux qui s’efforcent de sauver et de transmettre sont, bien souvent, les mêmes qu’en 1975. Les gens de cette génération qui ont acquis un savoir suffisamment complet pour le transmettre, sont peu nombreux.
Y-a-t-il, par rapport à ce constat, possibilité, en quelque sorte, de rétablir la situation et de permettre un travail autour du chant traditionnel ?
Il ne s’agit pas de retourner en arrière mais nous avons, effectivement, quelques pistes permettant, à ceux qui le désir, d’avoir accès à ce patrimoine légué par nos anciens. Et le plus important reste l’accès aux fonds sonores. Je me bats depuis trois ans pour cela, l’accès de ces fonds au public est fondamental. On ne peut pas se permettre de garder de tels trésors patrimoniaux : plus de 1500 heures et les fonds Rhömer, Laade, Quilici, Flori, Moity et Rasky que l’on va éditer si tout va bien d’ici l’an prochain. Il portera sur le collectage de 1969 et se composera d’un livre et d’un CD. La priorité du CMT est de rendre ces collectages accessibles à tous et en particulier aux groupes. Il y a une musicalité extraordinaire. Pourquoi a-t-on le droit de regarder une église baroque et pourquoi ne pouvons-nous pas écouter un fond sonore vieux de 70 ans. C’est mettre sous scellés l’âme collective d’un peuple.
D’autres pistes de travail ?
Je pense qu’il est nécessaire, à un moment donné, de resituer le chant corse dans le bassin méditerranéen. Je travaille, à cet effet, depuis quelques temps sur Malte, la Grèce et surtout l’Italie. Il y a, en méditerranée, un socle commun, c’est indéniable. Le lien musical est, d’autre part, très fort entre la Corse et l’Italie, pour ce que j’en ai étudié.
Pourquoi l’accès de ce patrimoine immatériel a-t-il été interdit au public ?
Les fonds ne sont pas interdits, ils sont consultables sur place. C’est tout simplement une question de droits. Les droits de l’ORTF, du musée des ATP ou des collecteurs eux-mêmes. Et puis, il faut savoir qu’à l’époque, il n’y avait aucun contrat entre l’enquêteur et l’informateur. Ce dernier n’ayant rien signé concernant son enquête, le dépositaire devait avoir le fond sur place. Aujourd’hui, au CMT, nous faisons des collectages où les informateurs signent et décident si le fond est consultable sur place, sur internet téléchargeable, etc. Les gens savent, de ce fait, qu’ils participent à une aventure commune. Chaque fois que nous faisons une enquête, un CD est remis à la famille. Pour les fonds sonores anciens, nous recherchons les ayant droits. Nous travaillons, dans ce sens, avec le musée de la Corse, à Corte et à travers « Estru Paisanu ». C’est pourquoi, le CMT appelle au collectage et va lancer une campagne dans ce sens pour que tout le monde puisse enregistrer. Nous avons, aujourd’hui, des moyens techniques très importants, il faut en profiter. Il y a tellement encore à recueillir. On veut se servir des réseaux associatifs pour réaliser une cartographie de la Corse.
Peut-on enseigner la musique traditionnelle ?
Oui, tout à fait ! On peut éduquer une oreille. Des Irlandais ou des Allemands se rendent en Crète étudier la lyre crétoise finissent par devenir des virtuoses de la musique orientale. En Corse, l’oreille n’est plus éduquée, on s’occidentalise à outrance mais ce n’est pas une fatalité, on peut revenir. Pour retrouver ses racines profondes, il est nécessaire d’aller étudier chez l’autre, dans le bassin méditerranéen. Tant qu’il n’y aura pas un véritable engouement populaire tel qu’on peut les voir en Grèce ou en Sardaigne, la musique traditionnelle corse restera enfermée. On s’occidentalise en termes de découpage tonal du chant. Or, la musique corse est une musique modale d’influence orientale. Je ne juge pas la création, elle est nécessaire. Les Grecs font les deux mais ils maîtrisent parfaitement le répertoire traditionnel. Parce que la musique traditionnelle est enseignée à l’école.
Autre volet important, le chjam’è risponde. Où en est-il ?
Il est menacé dans la mesure où la langue est menacée. Néanmoins, on voir apparaître de jeunes improvisateurs qui ont, pour la plupart, moins de trente ans et qui assurent la relève. Ce qui n’était pas le cas à l’époque du riacquistu. Ils sont une dizaine. Ces deux dernières années, nous avons, au CMT, axé, en partenariat avec le centre Voce à Pigna, notre travail sur le chjam’è risponde. Un programme européen rassemble, à cet effet, autour de l’improvisation, la Corse, la Sardaigne et la Toscane. Grâce à lui, les improvisateurs corses ont échangé avec leurs homologues sardes et toscans. Nous sommes sur la bonne voie et disposons d’un réel potentiel. En Toscane, on recense 50 improvisateurs dans la langue officielle pour un bassin de population énorme. En Corse, nous sommes également 50 mais pour 300.000 habitants et dans une langue qui n’est pas officielle.
Êtes-vous optimiste ?
Je sillonne la Corse du Nord au Sud et vois, souvent, une jeunesse qui ne jure que par la musique et le chant traditionnels. Ce sont des jeunes passionnés et c’est une jeunesse qui me donne espoir. Il y a, je pense, aujourd’hui en Corse, un regain vers le traditionnel pur. Le rapport au chant est naturel. Nous avons une spontanéité qui relève du traditionnel et c’est un atout indéniable.
Interview réalisée par Joseph Albertini