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2013 : le monde de Petite Poucette

jeudi 10 janvier 2013, par Journal de la Corse

Selon Michel Serres, nous ne sommes pas confrontés à des accidents conjoncturels affectant notre société, mais à une évolution irréversible.

En ce début d’année, j’aurais pu donner un avis circonstancié sur l’assassinat des arrêtés Miot ou les vœux du président de la République. Je préfère consacrer mon propos à la contribution à la compréhension de notre société, que vient d’apporter Michel Serres. Dans son dernier ouvrage (Petite Poucette, Ed. Le Pommier), le philosophe et sociologue interprète, avec originalité et réalisme, les difficultés de la France d’aujourd’hui. Pour lui, nous ne sommes pas confrontés à des accidents conjoncturels affectant notre société, mais à une évolution globale et irréversible. Et pour étayer ce diagnostic, il tord le cou à ce que nous serinent, depuis des années, les élites autoproclamées de la politique nourries au biberon conformiste de l’ENA, mais aussi tous les idolâtres du fameux « modèle social français ». En effet, selon lui, la parole politique occulte un élément fondamental et douloureux : le malaise dans nos têtes face à d’immenses changements. Et il nous explique ce qui provoque notre désorientation et nos migraines, en évoquant « trois secousses » et un « tremblement de terre ». Durant les années 1960, des jacqueries ont éclaté dans beaucoup de régions françaises car la paysannerie a réalisé que le monde changeait et se refaisait sans elle. Au même moment, l’Église catholique a fait son aggiornamento avec le Concile, ouvrant grand la porte aux réalités du temporel. Enfin, Mai 68 a légitimé une société plus permissive et plus gourmande. Puis, durant les années 1980, s’est produit un « tremblement de terre » : l’arrivée des technologies de l’information et de la communication qui a donné naissance à un individu nouveau que Michel Serres appelle « Petite Poucette », car ce dernier a toujours le doigt sur le clavier de son ordinateur. En effet, à la différence des individus nés avant les années 1980 qui travaillent avec leur ordinateur, « Petite Poucette » vit avec. En interconnexion constante, elle formule ses questions, ses demandes et ses angoisses sur le Web, et y trouve des réponses, des satisfactions et du réconfort. Ce qui change beaucoup de choses car « Petite Poucette » acquiert ainsi « une présomption de compétence » qui relativise les savoirs des enseignants, des experts, des notables et des prêtres, et place ces « maîtres penseurs » et ces leaders, face à une remise en cause de leur puissance et de leur statut.

Repenser notre monde

Mais, souligne Michel Serres, l’avènement de « Petite Poucette » n’est pas aisément acceptable. Hier, la France de Descartes, des Lumières, d’Auguste Comte et de Jules Verne aimait le progrès et y voyait une voie vers le bonheur. Aujourd’hui, relève-t-il, on sent poindre une « idéologie de l’inquiétude » aboutissant à refuser certaines recherches ou l’exploitation de ressources ou de découvertes. Michel Serres ajoute que cet état d’esprit que provoque l’irruption du numérique, a déjà existé quand on est passé du stade oral au stade écrit, puis du stade écrit au stade imprimé ; rappelant que Socrate affirmait que seul l’oral était vivant, et soulignant que beaucoup voyaient dans la massification du livre un risque de retour à la barbarie. Pourtant, affirme-t-il, l’avènement de « Petite Poucette » est irrésistible. Avec son téléphone portable devenu ordinateur nomade, elle accède à tous les hommes, les enseignements et les lieux du monde, ce que ne pouvait personne avant elle. Comme près de 4 milliards de personnes sur la planète, elle « tient en main » un monde dans lequel elle ne se reconnaît pas et le condamne sans appel. Ce qui, selon notre philosophe et sociologue, exige de concevoir une nouvelle pensée, une autre façon de gouverner et un autre ordre social. Bref, il devient urgent de repenser les enseignements, les institutions et la démocratie représentative. Pour mieux se faire comprendre, Miche Serres se fait d’ailleurs concret en évoquant les rôles décisifs des nouvelles technologies dans le « Printemps arabe », et de l’imprimerie dans les diffusions du protestantisme et de l’humanisme. Pour lui l’avènement de « Petite Poucette » représente l’ouverture d’une nouvelle page, et ce qu’on appelle la crise est essentiellement le choc entre un monde ancien qui s’accroche aux branches, et un monde nouveau qui lui tire les pieds. Reste à savoir ce que sera le monde de demain Michel Serres ne le dit pas et c’est heureux. Restant sociologue et philosophe, il se refuse à se faire prophète ou oracle, laissant à « Petite Poucette » le droit et le soin de créer son monde.

Alexandra Sereni

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