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Turquie, notes de voyage

dimanche 7 juillet 2013, par Journal de la Corse

Turquie, notes de voyage Le platane, la caserne et les pingouins

En ce samedi de mi-juin des événements de la place Taskim à Istanbul ou de ceux d’Izmir, ou ceux de d’Ankara, en bon touriste on pourrait tout ignorer… Si ce n’est cette tension assez discrète transmise par ces intempestifs Klaxon d’ambulances qui filent à toute allure, par un blindé de la gendarmerie tapis dans l’ombre d’un pont, par une artère remontant la ville moderne brusquement coupée par la police, par ce redoublement de drapeaux turcs aux fenêtres, et d’oriflammes aux balcons arborant les couleurs des supporters des trois grands clubs de foot stambouliotes : rouge et jaune pour Galatasaray, noir et blanc pour Besitkas, rouge-bleu-jaune-vert-blanc pour Fenerhance… ces rivaux centenaires soudés pour une fois car devenus défenseurs des manifestants, voire intercesseurs entre ceux-ci et les forces qualifiées de « l’ordre ».

Entre Sainte Sophie, le grand Bazar et Topkapi tout est calme. D’un calme hallucinant. Surréel. Peuplé par une foule dense et cosmopolite de vacanciers. Des Espagnols énormément, des Chinois, des Japonais, des Coréens surtout, des Anglo-saxons, des Russes trop souvent rustauds et resquilleurs dans les files d’attentes aux entrées des monuments, des Français et des Italiens mais en nombres restreints, des Latinos, des Africains de l’est du continent essentiellement. Toutes les nationalités au rendez-vous. Pareil dans la splendeur torride d’Éphèse et d’Hiérapolis où l’on piétine dans les sites gréco-romains. Et toujours, toujours ce flot humain bigarré sous le ciel bleu d’Anatolie où galopent des cohortes fastueuses de nuages éblouissants. Et encore, encore cette affluence hétéroclite dans cette Cappadoce, pays des chevaux, berceau d’un christianisme primitif qui a creusé dans le tuf des montagnes multitudes de chapelles et d’églises dans le sillage des illustres Hittites, qui, eux aussi, avaient voulu des villes troglodytes pour se protéger des invasions… Si l’on se presse du monde entier dans les campagnes anatoliennes inutile de mentionner ce qu’il en est sur les rivieras égéennes, méditerranéennes ou sur les bords de la mer de Marmara !

32 millions de visiteurs par année, soit 20 millions de plus qu’il y a dix ans. Belle performance du tourisme turc. Un tourisme prospère accompagné d’une expansion industrielle impressionnante, d’une agriculture qui autorise une autosuffisance alimentaire du pays. Un réseau routier très satisfaisant. Un boom immobilier saisissant dans les villes, les périphéries urbaines, dans certaines campagnes et sur les littoraux. En un temps record les Turcs se sont convertis (ou ont été convertis ?) à la société de consommation passant de la sobriété à la profusion. Alors que demande le peuple  ? Pourquoi la grogne ? Pourquoi des manifestations ponctuées d’occupations d’espaces publics à la tonalité bon enfant et à l’atmosphère joyeuse et pacifique ?

Cher, le pays de Crésus

La prospérité économique, illustrée par l’édification de fortunes immenses, s’est accompagnée d’inégalités sociales croissantes  : des riches de plus en plus riches, des pauvres de plus en plus pauvres. « En dix ans on est devenu sauvagement capitaliste », soupire un jeune qui déplore qu’à tant privatiser il ne reste plus de secteurs économiques publics. Pays de Crésus la Turquie est un pays très cher à vivre pour la grande majorité des habitants où avec un smic à 400 euros on ne va pas loin, surtout quand le litre d’essence coûte deux euros, que malgré un système de santé publique si l’on veut être soigné vite et bien il faut casser sa tirelire pour avoir accès aux cliniques , qu’en dépit d’un enseignement d’état gratuit mais mal adapté à la vie des familles où pères et mères travaillent il faille recourir à des établissements privés et payants se chargeant, eux, des enfants toute la journée ( à Istanbul il y a des maternelles à 15.000 euros l’année  !). Par rapport à la France seule l’acquisition d’un appartement est plus abordable… En outre mieux vaut ne pas mettre au menu d’une famille de la viande, elle est hors de prix ! Les raisons de renâcler lorsqu’on n’est pas du bon côté du manche ne sont à l’évidence pas minimes d’autant que le chômage – officiellement – se situe à 10,5% de la population et qu’il n’est indemnisé que trois mois… Mais les raisins de la colère ne se vendangent pas uniquement dans les tracas du quotidien pour le portemonnaie. Significatif qu’au démarrage de la contestation il y ait une banale histoire de platanes. Le gouvernement d’Erdogan, réputé islamiste « modéré », décide de les faire abattre pour ériger, entre autres, un de ces centres commerciaux dont regorgent la Turquie, un des ces temples de la consommation allant du nécessaire au bling bling, du superflu au luxe tapageur. «  Touche pas à mes arbres », aurait pu être le slogan des gentils écolos qui ont déclenché le mouvement populaire ! Un peu d’attention, un peu d’égard du pouvoir et l’affaire était terminée. Mais le premier ministre a vitupéré à la racaille, et aux vandales joignant les menaces aux cris d’orfraie. Résultat le problème est devenu national. En incurable nostalgique des anciens sultans Erdogan concocte aussi le projet en ces lieux de l’édification d’une caserne dans le style néoottoman qu’il affectionne particulièrement. Et ses détracteurs de railler son « ottomanisme  » rêvant d’un empire qui s’étendait des Balkans au Maghreb en incluant le Moyen Orient tandis qu’eux se revendiquent d’Atatürk, fondateur en 1923 d’une république laïque réduite territorialement à la portion congrue après la guerre de 14-18. Dérive autoritaire et tutelle de la mosquée Ces opposants au premier ministre et à son islamisme dit « modéré » qui sont-ils ? Les cerner ressemble à un inventaire à la Prévert avec accent tonique plutôt à gauche : au deux tiers ils ont moins de trente ans et sont collégiens, lycéens, étudiants, jeunes diplômés. On recense également une forte proportion de professions libérales (architectes, avocats, médecins), des féministes inquiètes pour le droit à l’avortement (les femmes en Turquie ont voté bien avant les françaises !), une poignée de kurdes du PKK ainsi que d’islamistes (hommes et femmes), et des Alévis qui regroupent 10 à 25 % (on ignore le pourcentage exact) de la population turque, une minorité religieuse souvent opprimée sous l’empire ottoman, lointainement issue du chiisme, qu’on retrouve dans toute l’Asie centrale et en Syrie, là, ce sont généralement des tenants de Bashar al-Assad alors qu’Erdogan soutient les insurgés !.. (Mais mieux vaut sur ce point ne pas tirer de conclusions hâtives). Que veulent les manifestants ? En finir avec une « poutinisation » du régime, avec une main mise sur leur vie privée, avec les dérives autoritaristes, avec les violences fascistes de la police, avec la tutelle de la mosquée et d’une caste arrogante de super riches à la soudaine opulence engrangée au gré de petits et de gros arrangements entre amis bien placés, ainsi qu’en témoigne la réussite mirifique du fils Erdogan, âgé de 21 ans, réussite qui ne manque pas d’interpeller. Tous refusent d’être récupérés par un parti politique. Tous sont hérissés par l’attitude des grands médias – TV, radios, presse écrite – qui se sont rangés dans l’orbite de l’AKP, le parti dominant. Que la première chaîne de télé turque ait passé un documentaire sur les pingouins au plus fort de la répression policière a suscité une indignation bien audelà des manifestants, au point que ces animaux du grand froid sont devenus le symbole de l’immobilisme et de la morgue de ceux qui sont aux commandes de l’État. Dimanche matin après une brutale intervention policière il n’y a plus d’opposants place Taskim. Bilan de la répression de trois semaines de contestation : 4 morts, de 4000 à plus de 7000 blessés (impossible à préciser) dont certains avec des atteintes irrémédiables aux yeux à cause de la toxicité particulièrement élevée des gaz lacrymogènes, et de multiples arrestations… La très sévère crise économique de 2001 a permis à Erdogan et à l’AKP d’emporter les élections, et dans la foulée du retour à la croissance celles de 2007 et de 2011. A l’usage du pouvoir de conservateur le premier ministre est devenu carrément réactionnaire. Or, ce que veulent les opposants c’est plus de démocratie (et non pas seulement un formalisme démocratique) et plus de liberté. Grande muette lors des événements de juin : l’armée, auparavant omniprésente et qu’Erdogan en maniant la carotte et le bâton est parvenu à mettre à l’écart. Définitivement ? Momentanément En tout cas ceux de Taskim assurent ne pas avoir dit leur dernier mot !

Michèle Acquaviva-Pache

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