Le Ladin… cinq vallées, une langue
Quand Manuel Valls pense qu’il n’est pas convenable qu’il y ait, sur un même territoire, plusieurs langues officielles, il se trompe, évidemment. Nombreux sont les pays européens où existe une co-officialité linguistique. S’il s’agit souvent de grandes langues bien codifiées qui cohabitent (plus ou moins) pacifiquement, il y a aussi des exemples de « petites » langues (très) minoritaires qui ont bien acquis leur droit de cité. Un exemple intéressant est celui du ladin (prononcer ladine), l’une des langues les plus rares en Europe, parlée (et reconnue) dans trois provinces de l’extrême nord de l’Italie.
magnifiques : des vallées étroites, bien vertes (et blanches en hiver), entourées de montagnes qui culminent à plus de 3.000 mètres ; en 2009, l’UNESCO a attribué à cette région le label de patrimoine naturel mondial. La nature y a creusé plusieurs vallées dont les habitants ont gardé leur culture … et leur langue. Les noms sont bien connus des amateurs de sports d’hiver et des alpinistes : Gherdëina (Val Gardena / Grödental), Val Badia (Gadertal) et Anpezo/Ampezzo en sont les plus célèbres (auxquels il faudrait ajouter les moins connus Fascia/Fassatal et Fodom/Buchenstein) … et les fanas de cyclisme qui suivent tous les ans le « Giro d’Italia » connaissent sans doute bien les « passo Gardena, Sella et Pordoj ». Les locuteurs ladins sont répartis sur ces cinq vallées ayant fait partie du Tyrol historique et appartenant aujourd’hui administrativement à trois provinces italiennes : la majeure partie est rattachée à la province Südtirol–Alto Adige (où ils représentent environ cinq pourcent des 500.000 habitants), majoritairement germanophone et qui passe pour un modèle d’autonomie régionale et de plurilinguisme (allemand, italien, ladin), et à celles du Trentino et de Belluno.
Cette répartition ne s’explique pas seulement par le morcellement géographique des pays ladins, mais aussi par l’histoire de cette région. À cause de leur situation (géo) stratégique entre le Nord et le Sud, entre le monde germanique et l’Italie (l’empire romain) l’histoire de ces vallées a été mouvementée. Malgré leur appartenance, pendant plusieurs siècles, à l’empire des Habsbourg, les souverains locaux ont changé de nombreuses fois ; très rares ont été les périodes pendant lesquelles ces vallées
ladines dépendaient de la même administration et pouvaient avoir l’impression d’une certaine unité. Lors de la Première Guerre mondiale, le front a traversé le territoire ladin, la bataille a fait rage et s’est soldée par la défaite des troupes autrichiennes. En 1920, les Ladins ont manifesté au Grödner-Joch (Passo Gardena) pour la reconnaissance de leur langue et pour leur appartenance à l’Autriche … en vain. L’annexion de la région à l’Italie, puis, quelques années plus tard, des arrangements entre Hitler et Mussolini (déplacement des ladins germanophones dans le Reich ) ont poussé les locuteurs du ladin à l’exil et failli conduire à l’extinction totale de la langue. Langue vernaculaire (dominante) dans la partie méridionale du Tyrol au 13e siècle, le ladin (ladino en italien, ladin en ladin) est une langue du groupe rhéto-roman, proche des locuteurs des Grisons suisses et du Frioul italien. Au cours de son histoire, elle a été supplantée par l’allemand et par l’italien devenus largement majoritaires dans la région. Mais un noyau dur résiste : le ladin est aujourd’hui parlé en tant que langue maternelle par environ 30.000 locuteurs (dont presque 25.000 dans la province Südtirol-Alto Adige), ce qui fait d’elle l’une des langues les plus rares en Europe, au même titre que le féroïen (Îles Féroé) et le lapon. Appartenant à une minorité linguistique, les Ladins jouissent de protections prévues par la charte de 1991 de l’Union européenne : l’emploi de leur langue dans les écoles, les administrations, la justice et les médias est garanti par cette charte. Dans leurs vallées, où ils vivent aujourd’hui essentiellement du tourisme mais aussi de l’artisanat (les ladins sont notamment célèbres pour leurs sculptures sur bois), on n’entend pas seulement le ladin parlé par les autochtones, mais on le voit aussi écrit sur les panneaux officiels, (photo) tous trilingues ; ladin, allemand, italien y ont le statut de « co-officialité ». Si les Ladins sont, bien entendu, minoritaires dans leurs provinces respectives, ils sont largement majoritaires dans leurs vallées : plus de 75% (sur 10.000 habitants) dans le Val Gardena, aux alentours de 90% dans le Val Badìa et Fascia. Pour garantir une distribution équilibrée des emplois dans l’administration publique, il y a un système appelé « proportionnalité ethnique » (it. : proporzionale etnica, alld. : ethnischer Proporz, lad. : proporzion etnica).
Et pour employer leur langue dans le domaine public, les Ladins ont entrepris sa codification, en créant le Ladin Dolomitan (ou Ladin standard) basé sur les éléments communs aux parlers des cinq vallées.
Les Ladins des cinq vallées partagent bien des traditions culturelles, comme par exemple des pratiques ancestrales liées au carnaval, et un fond linguistique commun. Néanmoins, chaque vallée a sa variante de la langue et ses problèmes d’« identité culturelle ». La dispersion de la population sur plusieurs provinces politiques et administratives est souvent considérée comme un obstacle à une identité commune et comme source de crises identitaires, reconnaît Herlinde Menardi, co-responsable de l’exposition « Ladinia » qui a mis en valeur, en 2011, au Tiroler Volkskunstmuseum (Musée d’art populaire du Tyrol) l’unité et la variété culturelles des cinq vallées ladines, symbolisées (sur l’affiche de l’exposition et sur la couverture du très beau catalogue) par les cinq doigts d’une main. D’où l’idée d’une réunification de ces vallées dans la province Südtirol-Alto Adige où leurs droits linguistiques semblent mieux respectés que dans le Trentino et dans la province Belluno. Son nom se décline d’ailleurs officiellement dans les trois langues : Autonome Provinz Bozen – Südtirol ; Provincia Autonoma di Bolzano - Alto Adige ; Provinzia Autonòma de Balsan/Bulsan – Südtirol. Lors d’un référendum tenu en 2007, près de 80% des votants (56,34% des inscrits) dans les vallées concernées se sont exprimés pour cette réunification. Selon la loi, le parlement italien aurait dû se saisir de la question dès 2008, mais, depuis maintenant cinq ans, rien de concret n’a été fait. Les gouvernements successifs, on le sait, ont eu d’autres chats à fouetter. En attendant la suite, les Ladins font flotter partout sur leur territoire leur drapeau commun : bleu (comme le ciel) – blanc (comme la neige) – vert (comme les prairies).
Karl Zieger
Ndlr : Pour en savoir plus sur la question du ladin, on peut consulter le catalogue entièrement trilingue (ladin, allemand, italien) de l’exposition Ladinia, publié sous la direction de Herlinde Menardi et Karl C. Berger en 2011 par les « Tiroler Landesmuseen » (ISBN : 978-88- 7073-598-7).