L’ouvrage écrit par Jacques Follorou "la guerre des parrains corses" a créé l’événement à juste titre. Il dévoile (au détriment souvent du secret de l’instruction) les dessous d’un système qui nord au sud de la Corse met la société insulaire en coupe réglée et dans lequel se retrouvent pêle-mêle nationalistes anciens et actuels, affairistes et voyous. Un livre à lire absolument qui provoque chez le lecteur corse à la fois dégoût et effroi.
Des méthodes nécessaires mais contestables
Avant d’aborder le fond du livre, il est nécessaire de détailler la manière dont Jacques Follorou a travaillé pour écrire cet ouvrage courageux et dérangeant. Outre une connaissance de la société corse accumulée depuis quinze ans, le journaliste est venu sur le terrain pour interroger des témoins et recouper ses informations. Mais une partie de celles-ci a été obtenue à partir de pièces du dossier judiciaire couvertes par le secret de l’instruction. Or la JIRS a souvent refusé d’intégrer d’autres documents produits par la défense. L’ouvrage va donc dans certains cas à rebours d’une instruction à charge et à décharge abondant dans le sens de l’enquête policière. Par prudence, l’auteur a multiplié les avertissements quant à la présomption d’innocence qui apparaissent la plupart du temps comme des garde-fous juridiques. Jacques Follorou assume cette transgression privilégiant, selon lui, le droit à l’information. De fait, sans cette violation importante du secret de l’instruction, l’ouvrage n’aurait pu exister. Le tout est de savoir si la date de parution, antérieure aux procès à venir était opportune. Il faut cependant reconnaître que la lecture de cet ouvrage provoque un choc puis un sentiment qui se situe entre le dégoût et l’effroi. Dégoût quant au spectacle de notre société décomposée mise en coupe réglée par quelques dizaines d’individus qui effectuent une razzia indécente sur le bien public, effroi face à l’impunité dont ils semblent bénéficier souvent avec la complicité d’une partie de l’appareil d’état ce qu’oublie bien souvent de souligner l’auteur, effroi enfin à la découverte du développement des ramifications internationales que la mondialisation et le libéralisme débridé ont créé.
Un système mafieux
L’ouvrage fourmille de détails piochés dans les pv d’audition, les rapports de police mais aussi dans les propos tenus par certains protagonistes. L’une des grandes révélations de l’ouvrage est le maillage serré que le système mafieux a tissé dans l’île afin de piller les finances publiques. C’est un entassement de strates avec en bas l’étage militaire (les tueurs) puis les affairistes. Follorou oublie toutefois (ou ne fait qu’esquisser) l’étage politique c’est-à-dire la manière dont le système clanique et plus haut encore l’état se serve de ce système (ou l’accepte) pour servir leurs propres intérêts. Sous nos yeux effarés, l’auteur décrit un petit monde dans lequel les participants, parfois voyous pur jus, parfois nationalistes, parfois affairistes, ont découpé le territoire insulaire et s’attribuent des parts de marché en jouant sur l’intimidation, la menace et la violence. Certains passages laissent pantois surtout quand les protagonistes se piquent de vouloir une Corse "sans Français". On lira à ce propos les passages édifiants relatifs à la sonorisation par la police de l’appartement d’un des protagonistes de la guerre des gangs ajacciens et des propos tenus par ses occupants, propos relatés dans un pv de 37 pages. C’est un mélange de cynisme et d’inhumanité, le tout recouvert protégé par un verbiage nationaliste qui donne au bout du compte l’envie de surtout ne jamais voir de tels personnages prendre le pouvoir un jour dans notre île. Les mêmes individus (qui ne savent donc pas qu’ils sont écoutés) révèlent une scène proprement surréaliste au cours de laquelle un membre d’une bande ennemie a été retourné et dévoile des projets d’assassinats visant notamment Francis Pantalacci et Jean-Christophe Angelini. Ce dernier et d’autres dirigeants nationalistes viennent interroger cet individu dans un hangar sous la haute autorité d’Antoine Nivaggioni. Il s’agit d’éviter une nouvelle guerre entre factions nationalistes car le gang serait appuyé par une faction du mouvement clandestin. C’est proprement ahurissant et la scène a été authentifiée par Jean-Christophe Angelini et Antoine Nivaggioni. Révélation encore quant aux relations entre les bandes du sud et celles du Nord avec les mafias internationales d’Amérique du Sud, d’Asie ou de Russie, mondialisation obligent. Cela donne évidemment au grand banditisme corse une dimension qui dépasse celle de la bande de village.
Une grande responsabilité étatique et une responsabilité corse
L’une des faiblesses du livre est à mes yeux l’impasse volontaire que fait l’auteur sur la relation entre les services secrets et différents protagonistes de la voyoucratie. IL est pour le moins surprenant que le nom de Bernard Squarcini n’apparaisse jamais dans l’ouvrage pas plus que celui de ses lieutenants qui, depuis des décennies agissent de manière perverse au cœur de la violence corse qu’elle soit nationaliste ou purement délinquante. Contacté, l’auteur assume ce choix et affirme que le personnage de Bernard Squarcini "n’est qu’un épouvantail" qui masquerait la gravité du problème mafieux corse. Ce faisant, il semble ignorer que toutes les mafias du monde n’existent qu’à travers leurs relations avec une partie de l’appareil d’état et la représentation électorale des territoires. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles "La guerre des parrains corses" s’achève sur un constat un rien désuet : l’auteur se réjouit de ce que le ministre de l’intérieur ait enfin prononcé le terme de mafia et appelle à des mesures répressives à l’italienne : statut de repenti, protection des témoins. Jacques Follorou outrepasse là son rôle de journaliste en s’inscrivant dans la veine répressive des Rizzoli et autre Colombié qui, tous comptes faits, au nom de l’efficacité s’accommoderaient fort bien d’un viol de certains principes fondamentaux d’un état de droit. Dans cet ouvrage néanmoins irremplaçable, il oublie la gangrène mafieuse venue d’Italie, d’Asie et des pays de l’Est qui ronge la France avec plus de force que la voyoucratie corse. Il oublie que les mesures répressives italiennes (outre qu’elles sont souvent liberticides) n’ont absolument réglé du problème mafieux qui tire ses racines d’un système clientélaire aggravé par l’injustice sociale. Jamais par exemple la N’Drangheta calabraise n’a été aussi puissante qu’aujourd’hui. Ouvrage courageux, utile et nécessaire, "La guerre des parrains corses" risque d’offrir une lecture difficile au lecteur non averti et d’apparaître comme la quintessence d’une pelote figée dans la merde et le sang. Mais n’est-ce pas aussi ce que nous ressentons parfois en vivant ici, dans cette société de proximité et de promiscuité où les relations humaines ne peuvent être celles des métropoles continentales ?
GXC
La guerre des Parrains corses, Jacques Follorou, Éd. Flammarion, 21€