Il ne se passe plus une semaine sans que l’actualité soit marquée, ici, par un ou plusieurs assassinats ou tentatives. Aucune microrégion n’est épargnée. On tue du Cap Corse à Bonifacio, d’Ajaccio à Bastia, dans l’intérieur et sur le littoral, à la ville comme à la campagne. On pourrait penser qu’une telle situation finisse par provoquer une cascade de réactions indignées provenant de la classe politique, d’autant que nous sommes en période de campagne électorale. D’autant aussi qu’hier, dès qu’une « bombinette » pulvérisait une vitrine, les déclarations fusaient pour clouer au pilori la violence et les « poseurs de bombes », s’ajoutant aux communiqués de protestation, de condamnation ou d’appel à la fermeté de l’Etat. Aujourd’hui, alors que l’on tue, la classe politique se tait ou s’en tient à des vœux pieux de retour à la raison, et les bureaux des journalistes sont loin d’être encombrés de feuillets mentionnant la nécessité d’en finir avec la déferlante sanguinaire. Seul le président communiste de l’Assemblée de Corse Dominique Bucchini et le socialiste Vincent Carlotti font vraiment entendre une demande d’intervention énergique de l’Etat. Corsica Libera, dont un dirigeant a été assassiné l’an passé et alors qu’un autre responsable vient d’être visé, se distingue aussi. Les indépendantistes dénoncent un mobile : « C’est une attaque contre l’action globale de Corsica Libera à l’avant-garde du combat contre la spéculation immobilière pour que les Corses ne soient pas dépossédés de leurs biens », évoquent des commanditaires « Il y a derrière ces actes une déstabilisation future qui est en train de s’annoncer car beaucoup de gens sont contre toute avancée politique et ne veulent pas perdre les intérêts qui dominent la Corse » et préconisent un sursaut collectif : « Il incombe à chacun de se lever et de refuser la mise en coupe réglée de la Corse. Et d’ajouter : « Il est important que chaque Corse se sente concerné par ce qui se passe ».
Etranges inhibitions ?
Cependant, une réaction semble enfin se dessiner, peut-être annonciatrice d’un processus de mobilisation générale. Il s’agit de l’appel à manifester contre la violence lancé par les associations des maires de la Haute-Corse et de la Corse-du-Sud aux élus insulaires. Ceux-ci devraient se rassembler le 23 juin devant la sous-préfecture à Corte. Mais aussitôt cette appel lancé, on a pu constater une inhibition a priori bien étrange. Alors que, dans la microrégion, les assassinats, les destructions de biens et les intimidations à l’encontre des élus se succèdent, le conseil municipal de Ghisonaccia a publié un communiqué des plus surprenants. Ce dernier confirme certes la participation des élus de la commune au rassemblement prévu à Corte et appelle même à aller « au-delà du seul fait de manifester ou d’alerter les pouvoirs publics ». Ce qui semble indiquer une volonté de prendre à bras le corps « une situation dramatique » et marquée par « un taux d’élucidation et de résolution des conflits, laissant toute une population otage d’un climat délétère, voire très inquiétant ». Mais la suite révèle une sorte de gêne dans l’appel à la fermeté : « Notre propos, s’il demande avec détermination justice et vérité, ne peut être assimilé à un appel délibéré à une politique de répression, laquelle a pu produire aussi dans un passé récent des effets dévastateurs ». L’explication donnée pour justifier cette retenue qui semble renvoyer dos-à -dos le crime et ceux ayant en charge de le combattre, montre combien la perte durable de confiance en l’Etat provoquée par les agissements du Préfet Bonnet rend plus difficile de lutter contre le grand banditisme. Et de ce fait l’inhibition susmentionnée apparaît moins étrange… Il en est de même pour celle qu’a révélée une récente réflexion du président national de la Ligue des droits de l’Homme. Ce dernier dénonce une « situation d’exception » en Corse du fait de l’action qu’il juge entachée d’arbitraire de la JIRS. Il affirme que « peu de français mesurent à quel point cette juridiction est effectivement exceptionnelle » et qu’elle ne se révèle pas d’une grande efficacité contre la criminalité organisée.
Des moyens exceptionnels
Le discrédit de l’Etat ou du moins le manque de confiance que lui voue une partie de la population, favorise bien entendu l’action criminelle en coupant la Justice, la Police et la Gendarmerie d’une partie non négligeable de la population. Ce qui rend plus que nécessaire l’administration d’une justice dotée des moyens d’agir efficacement, respectant les droits de la défense et contribuant à apaiser la société. Mais ce qui n’exclut pas pour autant le recours à des moyens exceptionnels d’investigation, d’élucidation et de protection des témoins ne devant pas être confondus avec des procédures d’exception. Il existe d’ailleurs un précédent dans l’île qui a démontré l’efficacité du recours à des moyens exceptionnels. En effet, au début des années 1930, les bandits « d’onore » (d’honneur) ou « parcitori » (racketteurs) qui tenaient le maquis furent « éradiqués » par une intervention ferme et lisible de l’Etat qui provoqua une adhésion de la population qui auparavant, par sympathie ou par peur, apportait un soutien à ces fugitifs. Tout commença par l’assassinat, en 1931, d’un touriste ajaccien et une campagne médiatique qui poussa Paris à réagir, et tout se termina par l’envoi d’un corps expéditionnaire de voltigeurs qui, assisté de guides corses, ratissa le maquis et le nettoya de ses indésirables occupants dont certains, outre braver la Justice et la Police, terrorisaient les habitants. Ce précédent indique le chemin à suivre aujourd’hui. Mais s’il advenait que l’Etat ne prenne pas ses responsabilités et que perdure la situation actuelle, nous verrions s’installer soit la vendetta dont l’action du FLNC contre le meurtrier présumé d’un de ses militants aurait été le prémisse, soit la loi du plus fort qui tend déjà à devenir commune. Triste alternative dont les composantes seraient toutes deux teintées de sang.
Pierre Corsi